Jean-Jules Richard et l’implacable accablement de la guerre

À voir l’histoire inexorable des guerres, on pourrait d’ailleurs en venir cyniquement à se demander si elles ne font pas partie de la culture humaine, exprime l’auteur.
Photo: Illustration Tiffet À voir l’histoire inexorable des guerres, on pourrait d’ailleurs en venir cyniquement à se demander si elles ne font pas partie de la culture humaine, exprime l’auteur.

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Malgré l’écoeurement qu’elle provoque tout naturellement, la guerre est souvent présentée de telle manière qu’elle a une portée presque lyrique. On lui octroie un souffle épique et nombre de films, par exemple, en font la démonstration depuis les débuts du cinéma. Les discours lénifiants, malgré leur sobriété, comme on a pu en entendre lors du 80e anniversaire du débarquement de Normandie, évitent souvent de signaler frontalement ce qu’elle signifie : les humiliations, la torture, le viol, la peur inlassable, la famine, la perte de ce qui est cher aux gens, c’est-à-dire leurs biens volés ou disparus, et les morts, bien sûr les morts. On préfère mettre l’accent sur ceux qui, grâce à leur courage, ont permis de sauver la civilisation.

Évidemment, dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, dont on célébrait un événement marquant l’été dernier, la distinction entre le bien et le mal paraît facile, même s’il y aurait lieu de discuter longuement de ce manichéisme rapide. On oblitère ce qui aurait pu être fait, ce qu’on savait et qu’on a volontairement tu, sans compter les massacres inutiles, comme celui de Dresde — et n’insistons pas sur les explosions nucléaires à Hiroshima puis à Nagasaki, et leurs suites. Sans compter que les raisons de l’explosion des bombes sur le Japon visaient moins la sauvegarde de la civilisation que la préparation de la guerre froide face à l’URSS.

Un roman québécois portant justement sur la Seconde Guerre mondiale, publié peu de temps après celle-ci et largement oublié aujourd’hui, Neuf jours de haine, de Jean-Jules Richard, permet pourtant de constater que la frontière entre ce qui est juste ou non n’est pas si claire. La guerre y apparaît aussi interminable qu’intolérable.

À voir l’histoire inexorable des guerres, on pourrait d’ailleurs en venir cyniquement à se demander si elles ne font pas partie de la culture humaine. On a parfois l’impression qu’elles sont présentées comme naturelles, de la même manière que le néolibéralisme semble souvent perçu comme un phénomène normal, à la manière de la chute des feuilles à l’automne.

L’idéologie, c’est bien connu, n’existe que chez les autres. Au point que, outre les rares guerres dont on parle (celle en Ukraine, celle de Gaza faisant suite aux horreurs du Hamas, qui avait bien prévu, on dira de manière obscène, comment réagirait l’actuel gouvernement d’Israël, bien planté loin à droite), il y a toutes celles qu’on néglige, du Yémen au Burkina Faso, de la Somalie au Soudan, sans compter, toujours, la Syrie. C’est comme si tout cela apparaissait prévisible et ordinaire.

La guerre, n’est-ce pas, a toujours existé. Selon un site de la BBC, l’année 2023 aura été la plus meurtrière à cause de conflits armés depuis le génocide rwandais en 1994. Manifestement, malgré les thuriféraires de ChatGPT, nous ne sommes pas vraiment dans une civilisation du progrès.

Un spectacle sans gloire

On ne parle plus guère de Jean-Jules Richard (1911-1975), dont le profil à certains égards apparaît anachronique aujourd’hui. Autodidacte, vivant plutôt en marge de la société, rappelant de ce point de vue beaucoup d’écrivains des États-Unis de la même génération ou de la précédente, Richard a publié des romans présentant souvent des personnages eux-mêmes en marge — comme ce Journal d’un hobo, en 1965, où apparaît un individu androgyne qui fait l’éloge de la liberté sexuelle sous toutes ses formes.

Neuf jours de haine est son premier roman et il se déroule pendant la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Il met en scène des soldats canadiens-français qui se trouvent en Europe de l’Ouest à ce moment. Publié en 1948, le roman paraît alors que la poussière de cette guerre (à laquelle Richard a lui-même participé) commence à peine à retomber. Chacun des neuf chapitres correspond à une journée singulière, dans un ordre relatif, le premier chapitre se déroulant le 6 juin 1944, jour du débarquement en Normandie. « Débarquement » est d’ailleurs le titre de ce premier chapitre. Les suivants reculeront un peu dans le temps avant de reprendre un ordre chronologique qui conduira à la fin de la guerre en Europe.

Dès les premières pages, l’absurdité des événements s’exprime de manière claire. Lorsqu’un soldat, devant l’éclatement des obus, affirme : « C’est beau, je n’ai jamais rien vu de plus beau », on ne peut s’empêcher de penser à cette scène délirante d’Apocalypse Now (C’est l’apocalypse) au cours de laquelle le lieutenant-colonel Bill Kilgore (joué par Robert Duvall) affirme joyeusement : « I love the smell of napalm in the morning. » La destruction hyperbolique devient une forme de fantasmagorie pyrotechnique qui accapare tous les sens. Survient « la symphonie des détonations », qui rend audible ce qui se présente à la manière d’un spectacle puisque nous sommes au théâtre, face à un décor fantastique.

Pourtant, il faudra peu de pages pour que la représentation apparaisse fort trompeuse. Le roman ne cesse de rappeler la dimension très physique de la guerre. Lorsqu’un soldat s’écrase au sol pour ramper, « les feuilles de navets lui lèchent la figure comme des langues de chien ». Dans ce monde où les choses se passent « sous le nez de la mort », ces figurants que sont les simples soldats « avance[nt] parmi les cadavres ». Parfois, ils font une percée et donnent l’impression qu’ils peuvent forcer l’admiration, mais on en voit vite l’ironie : « On devient héros. Un héros parce qu’on tue. » Il n’y a vraiment rien d’héroïque dans ce monde d’hommes, ce monde qui présente ce qu’il y a de pire chez les hommes, où l’explosion des bombes « offr[e] des trous grands comme l’ignorance ».

Le corps à découvert

La misère dont font l’expérience les soldats reproduit souvent celle vécue au pays avant de partir à la guerre. Elle s’immisce aussi dans les injustices sociales qui séparent le simple troufion du gradé, ce dernier étant célébré pour des exploits attribuables à d’autres. La propagande exige des assauts victorieux pour lesquels les simples soldats servent de chair à canon pendant que « les généraux, des milles à l’arrière, étudient les cartes en détail », dégustant « en paix leur liqueur ».

Autre référence cinématographique : cette fois, c’est le grinçant Paths of Glory (Les sentiers de la gloire), de Stanley Kubrick. L’injustice vécue par les individus s’exprime souvent à travers les corps. On pense à cette scène à Paris où sont exhibées les femmes tondues, l’un des événements les plus abjects et les plus lâches de l’après-guerre (et combien de collaborateurs auront participé, au moins passivement, sinon avec joie, à cette séance collective d’humiliation ?). De manière répétée surviennent surtout ces scènes où le corps épuisé, convulsivement marqué par la peur, ne cesse d’apparaître dans sa banalité.

Ces individus qu’on oserait imaginer chevaleresques, sauvant la civilisation occidentale du nazisme, se demandent souvent ce qu’ils viennent faire là. La vision crue des cadavres, corps ensanglantés et mutilés souvent, provoque à certains moments l’étrange sensation pour les protagonistes de (re)découvrir leur propre corps, la sensation des muscles, des nerfs, des veines — comme si tout était, littéralement, à fleur de peau. Ce qui conduit, paradoxalement peut-être, à la reconnaissance d’un certain érotisme masculin qu’on lisait peu à l’époque dans la littérature québécoise : « Tu m’observes. Tu m’admires. Roux, beau et brave, une force sensuelle et chaude dans ma posture. Tu sens ton affection pour moi grandir. »

Éros et Thanatos viennent se fracasser au coeur de la « danse d’obus » à laquelle les soldats tentent d’échapper. Sans surprise, certains d’entre eux, simples pions dans une guerre qui fera cinquante millions de morts, découvriront à quel point ils ont été instrumentalisés et trahis par leurs supérieurs.

Il faut bien dire que ce gros roman, qui ne manque pas de souffle, n’est pas toujours écrit très correctement et aurait mérité un travail éditorial plus ferme. On lit à plusieurs reprises des fautes d’orthographe, des tournures fautives, des termes impropres parfois et des métaphores qui, dans certains passages, paraissent bancales, sinon pontifiantes. Malgré tout, ces formulations parfois étonnantes ajoutent à l’impression d’étrangeté d’être au coeur de la guerre, comme si tout se disloquait devant le lecteur.

Une impression de décalage s’impose souvent dans la langue même, qui épouse l’incongruité de tout ce que la guerre représente. Nous nous trouvons au beau milieu d’un carnage qui apparaît d’autant plus absurde qu’il se produit pour les besoins d’une avancée, parfois, de quelques mètres de terrain à peine. L’ennemi « ronge le terrain, le moral et la vie » affirme, désespéré, l’un de ces simples soldats.

Il n’y a pas de morts justes, elles relèvent toujours du scandale, d’une manière ou d’une autre. Certaines paraissent pourtant plus scandaleuses que d’autres. Les guerres, les attaques terroristes (celles dont on parle en Occident comme celles dont on ne parle pas ou peu) causent des morts insensées. Revenir à un livre comme Neuf jours de haine, né d’une guerre qui fut la conséquence de la pire des intolérances du XXe siècle avec le nazisme, mais qui était aussi le résultat des théories délirantes sur la dégénérescence et le classement des « races » apparues bien avant, permet aussi de rappeler à quoi peuvent conduire le sectarisme, l’intolérance et le fanatisme.

Rien n’indique que le climat politique actuel soit exempt des risques qui existaient et étaient bien visibles pour ceux voulant voir, ce qui s’appelle voir, dans les années 1930.

Neuf jours de haine

Jean-Jules Richard, Bibliothèque québécoise, Montréal, 1999 [1948], 408 pages

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