Jasmin Roy, d’intimidé à intimidateur

Jasmin Roy, en janvier 2015
Photo: Mario Beauregard Archives La Presse canadienne Jasmin Roy, en janvier 2015
Le Devoir
Enquête

Figure emblématique de la lutte contre l’intimidation, Jasmin Roy se positionne depuis plus d’une décennie comme la référence en la matière. Son comportement est toutefois loin d’être en phase avec la mission de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais, selon 13 sources qui se sont confiées au Devoir. D’anciens employés, des ex-partenaires ainsi que des fonctionnaires et du personnel politique provinciaux et municipaux vont jusqu’à le qualifier « d’intimidateur » à qui on ne doit rien refuser.

En entrevue au Devoir, Jasmin Roy affirme qu’il n’a pas été agressif, même s’il reconnaît qu’il a pu « faire des erreurs de bonne foi » et avoir été « insistant ».

Agressif, c’est toutefois le mot qu’emploie un fonctionnaire du ministère de la Justice qui étudie les projets pour l’octroi de subventions gouvernementales. « Jasmin Roy, c’est l’intimidateur qui lutte contre l’intimidation. C’est une personne très, très agressive. Quand il propose un projet, il croit qu’on a l’obligation de lui octroyer une subvention et, si c’est un refus, c’est la troisième guerre mondiale. Il va mener des batailles à n’en plus finir. »

Appels répétés, propos dénigrants, dévalorisation de la compétence : le comportement de Jasmin Roy est décrit comme « harcelant » par les personnes rencontrées par Le Devoir, qui soulignent la pression indue et l’intimidation dont elles ont été victimes dans un contexte professionnel. Elles témoignent de manière confidentielle puisqu’elles ne sont pas autorisées à parler aux médias en raison de leurs fonctions.

On reste des êtres humains, puis oui, à l’époque, j’avais peut-être dépassé les limites et je le regrette aujourd’hui

Marraine d’honneur de la fondation qui porte aussi son nom, Sophie Desmarais n’a pas souhaité accorder d’entrevue au Devoir. Dans une déclaration écrite, elle « nie catégoriquement » les allégations contenues dans cette enquête, qu’elle qualifie de « non fondées ».

Rappelons que c’est dans la foulée de la publication d’Osti de fif ! en 2010, un livre dans lequel il revient sur son passé d’enfant intimidé à cause de son homosexualité, que Jasmin Roy a lancé sa fondation. Il s’est alors donné la mission de lutter contre l’intimidation, la violence et la discrimination faites aux enfants en milieu scolaire.

« Parti en guerre » contre un fonctionnaire

Au ministère de la Justice, trois sources ont décrit au Devoir ce qu’elles ont qualifié de « guerre » contre le responsable du Bureau de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Jasmin Roy aurait mal réagi après avoir appris qu’un de ses projets n’obtenait pas de subvention pour les années 2017-2018.

« Il a envoyé un courriel dénigrant au responsable du Bureau de lutte contre l’homophobie. Il était très irrespectueux de la hiérarchie. Il y a eu une montée aux barricades de Jasmin, qui a insulté l’employé par courriel », témoigne un membre du cabinet de la ministre de la Justice en 2018, qui n’est pas autorisé à parler aux médias.

En entrevue avec Le Devoir, M. Roy reconnaît avoir rédigé un courriel dénigrant. Il dit l’avoir fait parce qu’il se sentait mis à l’écart par ce haut fonctionnaire. « Je considérais que c’était injuste que ma demande ne soit pas acceptée. On reste des êtres humains, puis oui, à l’époque, j’avais peut-être dépassé les limites et je le regrette aujourd’hui », affirme-t-il.

Il soutient entretenir de bonnes relations avec les fonctionnaires de manière générale. « On peut être insistant, on essaie de donner nos points de vue. Puis, à part [le responsable du bureau de lutte contre l’homophobie], je n’ai insulté personne. Est-ce que j’ai eu des conflits ? Oui, comme vous, vous en avez probablement régulièrement. »

Le Devoir ne peut révéler l’identité de cette personne que Jasmin Roy a nommée, car celle-ci n’a pas souhaité accorder d’entrevue puisqu’elle n’est pas autorisée à le faire dans le cadre de ses fonctions.

L’insistance décrite par M. Roy est néanmoins jugée « dérangeante », selon un attaché politique d’une municipalité de la région de Montréal. « Avec lui, ce sont des appels répétés, de longues conversations, des discussions assez agressives avec des élus, du personnel politique ou des fonctionnaires quand il n’obtient pas ses fonds ou quand on lui demande de passer par des procédures régulières », témoigne-t-il.

Il est porte-parole d’une fondation, alors que, dans sa vie privée, il est l’inverse de ce qu’il défend. Ça n’a aucun sens pour moi qu’il soit porte-parole de la lutte contre l’intimidation.

En 2023, Jasmin Roy a sollicité la Ville où travaille cet attaché politique afin d’obtenir une contribution financière pour l’organisation d’un événement. Or, son projet ne répondait pas aux critères exigés pour l’obtention d’une subvention. « J’ai rarement eu quelqu’un qui m’appelle aussi souvent, en dehors des canaux officiels, pour avoir de l’argent, raconte-t-il. Ça m’a donné l’impression que c’était quelqu’un qui avait souvent obtenu ce qu’il voulait obtenir de cette manière-là, puis quand il s’est buté à nous, qui faisons une gestion responsable des fonds publics, ça l’a vraiment beaucoup frustré. »

Ces témoignages font écho à ceux récoltés par Le Devoir auprès de fonctionnaires du ministère de l’Éducation, qui disent que Jasmin Roy menaçait de faire appel au niveau politique chaque fois qu’ils n’accédaient pas favorablement à ses demandes.

Un lobbyiste-conseil qui a représenté les intérêts de la fondation auprès du gouvernement en 2018 a mis Jasmin Roy en garde quant à son attitude « agressive » auprès des employés des ministères et de ses collaborateurs.

« Je lui ai dit que son attitude faisait qu’il allait se brûler », se souvient le lobbyiste, qui a demandé la confidentialité pour ne pas nuire à son entreprise. « Lui-même était un peu un intimidateur. Dans sa façon d’être, il était loin de la notion de bienveillance. C’est comme si tout lui était dû. »

« J’étais sa cible principale »

Emmanuel Berto fait la connaissance de Jasmin Roy en 2011, lorsque celui-ci vient de créer sa fondation. « Il est porte-parole d’une fondation, alors que, dans sa vie privée, il est l’inverse de ce qu’il défend. Ça n’a aucun sens pour moi qu’il soit porte-parole de la lutte contre l’intimidation », dit M. Berto.

Allain Basque, un ancien collaborateur de Jasmin Roy, qui travaillait avec Emmanuel Berto dans un restaurant, a invité celui-ci à quelques reprises à des soupers d’amis chez le comédien. « Lors de ces soupers, j’étais sa cible principale, raconte Emmanuel Berto. Il me faisait des remarques dégradantes, c’était lourd et blessant. J’ai souffert de ses remarques humiliantes, parfois en public lors de visites dans l’un des restaurants où je travaillais. Je n’avais pas énormément confiance en moi, et il y avait cet homme avec de la prestance, de 20 ans plus vieux que moi, qui semblait prendre plaisir à se moquer de moi. Cette personne m’a marqué négativement, et j’ai le souvenir de quelqu’un qui aimait me rabaisser. » M. Basque a été témoin de cette attitude dénigrante. Ce dernier a été pendant plus de 30 ans aux côtés de Jasmin Roy, avec qui il avait une relation professionnelle, mais aussi amicale.

« Jasmin a une personnalité déplaisante, il prend beaucoup de place. Il va pointer tes défauts, il met ça sous le couvert de l’humour, mais c’est déplacé et dérangeant », dit Allain Basque, qui a occupé un rôle central dans la Fondation depuis sa création. Cette collaboration a cependant pris fin l’été dernier dans un contexte acrimonieux.

Il témoigne aujourd’hui, car il dit réaliser avoir contribué à la banalisation des comportements de Jasmin Roy.

Une ancienne employée chargée des opérations de la Fondation se souvient du choc qu’elle a vécu en constatant l’écart entre le comportement de Jasmin Roy devant les caméras et celui qu’il avait au quotidien. « Un enfant avait fait une chanson, son école avait fait un disque et l’avait envoyé à la Fondation. J’ai dit à Jasmin : “Est-ce qu’on peut l’écouter ensemble ?” Il a pris le CD et l’a jeté à la poubelle. Il m’a dit : “Si tu penses que je vais commencer à écouter leurs niaiseries, tu te trompes”. Ça m’a vraiment fait mal, parce que j’y croyais, je pensais qu’il était là pour la bonne cause. »

Ironiquement, alors que le livre racontant l’intimidation dont il a été victime porte le titre de Osti de fif !, le terme « fif » fait partie du vocabulaire de Jasmin Roy, témoigne une ancienne chargée de projet. « Il pouvait faire des blagues un peu déplacées, il utilisait souvent le mot “fif”, ce qui en effet peut paraître contradictoire avec la mission de la Fondation. » Elle-même affirme ne pas avoir vécu de mauvaise expérience avec M. Roy, mais elle dit l’avoir entendu à de nombreuses reprises tenir des propos grivois.

Travailler avec M. Roy, c’est l’enfer. Avoir une fondation qui travaille contre toute forme d’intimidation et être soi-même un intimidateur, c’est être un cordonnier mal chaussé.

Le Devoir a d’ailleurs pu consulter des enregistrements audio de certaines réunions d’affaires où M. Roy fait des blagues sur le prix des escortes pendant le Grand Prix de F1 ou encore sur l’utilisation de cocaïne à un fournisseur de services qui dit revenir d’un voyage en Colombie.

« C’est arrivé que je dise “fif” parce que, chez les gais, ça arrive qu’on se le dise entre nous. On fait ça en blague pour désamorcer les choses », explique M. Roy. Quant aux remarques déplacées dénoncées par plusieurs, il assure qu’il n’a jamais senti de malaise, mais il n’écarte pas avoir « fait des blagues de mauvais goût, comme bien du monde en font. »

Un « cordonnier mal chaussé »

Le comportement de celui qui est aussi comédien et animateur est également dénoncé par des partenaires externes au cours des dernières années.

En 2018, la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais octroie un contrat de 200 000 $ à la firme BNP Performance Philanthropique afin de développer un plan stratégique et élaborer une campagne qui permettrait d’amasser 5 millions de dollars.

Cette collaboration avorte d’un commun accord un an plus tard, Jasmin Roy estimant que BNP ne répond pas adéquatement à son mandat et que le patron de la firme, Christian Bolduc, ne souhaite plus poursuivre leur collaboration.

« Mon personnel n’était pas à l’aise de continuer à travailler dans une atmosphère qui n’était pas en phase avec l’objectif de la mission de la Fondation », résume le patron de la firme qui a aussi siégé au conseil d’administration de la Fondation de 2013 à 2017. « Comme bon employeur, on a une obligation de faire en sorte que nos employés puissent travailler dans un climat exempt de harcèlement ou d’intimidation. Dans cette optique-là, je dois tenir compte de ce qui m’a été rapporté pour prendre les meilleures décisions pour protéger mon personnel. »

Deux autres sources ayant collaboré avec la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais au cours des dernières années soulignent le décalage entre la mission de cette dernière et l’attitude de son fondateur et directeur général. « Travailler avec M. Roy, c’est l’enfer. Avoir une fondation qui travaille contre toute forme d’intimidation et être soi-même un intimidateur, c’est être un cordonnier mal chaussé », dit celle qui a travaillé avec M. Roy dans le cadre de l’organisation d’un événement mais qui n’est pas autorisée à parler aux médias dans le cadre de ses fonctions.

Ses collègues sont allés jusqu’à réserver une salle au bureau pour se remettre émotionnellement après leurs séances de travail avec lui, raconte au Devoir une seconde employée de la même organisation qui a eu à collaborer avec M. Roy. « Je l’ai vu rire des gens, parler mal à des gens. Il ne se cachait pas. Il était d’une méchanceté gratuite, c’était constant et avec tout le monde. Quand on parlait avec des représentants de la Ville ou avec de grands partenaires, il raccrochait en disant : “Il est donc ben tata”. Il a un mépris envers les autres que je ne comprends pas. Je n’ai pas fini le projet avec lui, je n’étais plus capable », confie-t-elle.

Intolérance à la critique

Des sources ont aussi témoigné du manque de tolérance face à la critique de Jasmin Roy, qui peut se manifester jusqu’à l’envoi d’une mise en demeure.

« Une mise en demeure, c’est un avertissement, ce n’est pas un moyen d’intimider, rétorque Jasmin Roy. Si on nous attaque, on a l’obligation, comme fondation, d’agir en conséquence et, souvent, je le fais, même en collaboration avec des membres du CA. »

En 2017, la fondation fait la promotion du livre de Jean-Sébastien Bourré TRANSition. Évolution du mouvement trans et de ses revendications, un ouvrage sur l’histoire des personnes trans au Québec. M. Bourré est alors le conjoint de M. Roy.

Le livre est critiqué par certains experts des questions trans, dont Florence Ashley Paré, doctorante en droit et bioéthique spécialisée en droit et santé trans, qui publie une critique du livre et dénonce sur Facebook la promotion de cet ouvrage par la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais. Florence Paré reçoit peu après une mise en demeure au nom de M. Bourré, de M. Roy et de la Fondation Jasmin Roy.

La critique du livre est relayée sur la page Facebook du Comité pour la diversité sexuelle et l’identité de genre de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Jasmin Roy publie un commentaire sous la publication et menace la CSQ que sa fondation lui retire son appui. « La Fondation Jasmin Roy collabore avec la CSQ depuis sa création et la publication de cet article sur votre page mettra en question notre collaboration », écrit alors Jasmin Roy. Une publication depuis retirée que Le Devoir a pu consulter.

« Ça fait longtemps, j’étais émotif. Oui, peut-être que j’ai exagéré, je m’excuse », dit Jasmin Roy.

Un procès à venir

En 2022, la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais s’associe à l’agence Oxygène pour présenter le Sommet international de l’écocitoyenneté (SIDE) qui se tient à Montréal les 8 et 9 juin 2023. Parmi les têtes d’affiche de l’événement figure Tarana Burke, fondatrice du mouvement MeToo. Quelques jours avant l’événement, plusieurs partenaires d’affaires apprennent dans les médias que Jasmin Roy est visé par une poursuite civile intentée par Jean-François Robillard, un homme qui l’accuse de l’avoir agressé sexuellement et lui réclame 500 000 $ en dédommagement.

« Pour nous, ç’a été une surprise totale. Jasmin ne nous a jamais mis au courant de la situation. Jamais on ne se serait lancés dans une aventure avec un aussi grand risque », raconte Danie Deschênes, présidente de l’agence Oxygène, qui se limite à dire que la fin de leur collaboration s’est faite d’un commun accord afin de ne pas nuire à la tenue de l’événement.

La date de procès concernant la poursuite civile contre M. Roy n’a pas encore été déterminée.

Dans la foulée du mouvement de dénonciations de 2020, Jean-François Robillard avait dénoncé Jasmin Roy dans un long message publié sur sa page Facebook. Le nom de Jasmin Roy s’est également retrouvé dans la liste des abuseurs allégués de la page « Dis Son Nom ». En 2021, Jasmin Roy a entrepris des démarches judiciaires contre M. Robillard pour diffamation. Il blâmait celui-ci pour s’être retrouvé sur la liste et soutenait avoir été victime de menaces d’internautes. Avant d’entreprendre ces démarches en justice, il a toutefois tenté d’obtenir que son nom soit tu et n’apparaisse nulle part. Jasmin Roy se disait notamment inquiet de l’impact des procédures judiciaires sur le travail de sa fondation. Le comédien a perdu cette bataille : tous les tribunaux, jusqu’à la Cour suprême, ont rejeté sa demande d’anonymat. Il a donc poursuivi ses démarches en justice publiquement.

Avec la collaboration de Félix Deschênes.

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