«J’ai peur de tomber et de me blesser»: quand la vie quotidienne en ville est un combat

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pour Yves-Marie Lefebvre, la vie quotidienne dans la ville de Montréal est un combat.

Il y a quelques années, Yves-Marie Lefebvre, aveugle, a pris le métro dans la mauvaise direction, à la station Vendôme. Forcé de descendre au métro Villa-Maria, qu’il ne connaît pas, il avance sur le quai jusqu’aux sculptures modernes qui le bordent. Tâtonnant ces structures de sa canne, il tente de les éviter, tombe sur les rails et se casse un coude. C’est le conducteur du métro arrivant en sens inverse qui désélectrifie les rails et le sort de là.

Cet incident révèle les véritables périls que courent les aveugles, et, de façon plus générale, les personnes handicapées, dans l’espace public de Montréal.

Photo: Marie-France Coallier En hiver, Yves-Marie Lefebvre ne sort pas, à moins d’être accompagné.

En hiver, Yves-Marie Lefebvre ne sort pas, à moins d’être accompagné. L’été, les trottoirs ne sont pas enneigés, mais ses déplacements demeurent compromis, à moins de circuler dans des endroits qu’il connaît très bien. Seul, il ne voit pas les feux changer de couleur, et ne peut s’assurer qu’il traverse la rue en ligne droite. Il n’y a aucun indice sonore qui lui permet de s’orienter. « Aujourd’hui, je suis content, je vais marcher, mais je ne serais pas sorti tout seul parce qu’il y a de la neige », dit-il.

Il est devenu complètement aveugle il y a cinq ans, après avoir reçu de multiples greffes de cornée. Parce qu’il a déjà vu, il peut, à 65 ans, encore se fier sur sa mémoire visuelle. « Mais pour quelqu’un qui n’a pas cette capacité d’analyse, c’est l’exclusion, l’isolement social », dit-il.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Militant, Yves-Marie Lefebvre a réclamé l’installation de feux sonores à plusieurs coins de rue de son quartier.

Le Devoir a fait l’exercice, en le suivant à travers les rues de son quartier du Plateau-Mont-Royal, en janvier. Alors qu’il avançait avec sa canne, une poubelle renversée au milieu du trottoir lui aurait causé une chute, si nous ne l’avions repérée pour lui.

Militant, il a réclamé l’installation de feux sonores à plusieurs coins de rue de son quartier, notamment pour accéder en sécurité à des arrêts d’autobus. Un processus qui demande du temps, la Ville réclamant une analyse d’experts à chaque demande. Selon son évaluation, « neuf feux sonores sur dix ne fonctionnent pas » à Montréal, l’expertise à ce sujet étant déficiente à la Ville.

L’édifice où il habite est accessible par une haute marche et un escalier. Quand il reçoit des amis qui sont en fauteuil roulant, ils doivent se rassembler dehors, à la porte.

Un transport adapté contraignant

Maude Massicotte, 33 ans, est une autre de ces battantes qui se risquent à l’extérieur de chez elles en hiver malgré leur handicap. Elle nous ouvre la porte en souriant. Directrice générale de l’organisme DéfPhys Sans Limite, qu’elle a cofondé, elle doit se rendre à une réunion de la Table des groupes de femmes de Montréal, qui vient de lancer le rapport Embarquez avec nous !, sur la mobilité durable des femmes en situation de handicap. Pour cela, elle a réservé la veille le transport adapté, en laissant une note de venir la chercher à l’arrière, dans la ruelle glacée, puisqu’il n’y a pas de rampe en avant de chez elle. Elle espère que les communications se sont bien rendues, puisqu’elle ne peut communiquer directement avec le chauffeur. Mais le transport arrive bel et bien à l’arrière. Par la suite, le chauffeur ira chercher une autre cliente avant de se rendre à destination.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Maude Massicotte est atteinte de paralysie cérébrale, ce qui affecte ses quatre membres.

Ayant manqué d’oxygène à la naissance, elle est atteinte de paralysie cérébrale, ce qui affecte ses quatre membres. Sa main ne peut pas saisir seule un verre d’eau. Depuis l’âge de six mois, elle a suivi une thérapie pour pallier ses difficultés de langage.

Géré par la Société de transport de Montréal (STM), le transport adapté est une solution qui a aussi ses aléas. La STM privilégie notamment les déplacements pour les soins de santé et pour le travail. Ensuite viennent les loisirs. « L’autre jour, je voulais aller au théâtre, raconte Maude Massicotte. Je suis arrivée en retard à cause du transport adapté, et ils ne m’ont pas laissée entrer. J’ai dû attendre tout le temps de la pièce pour que le transport adapté revienne me chercher. » Et toute annulation fait perdre des points dans le dossier de l’usager. Dans ce contexte, la conciliation travail-famille-vie sociale-soins est un casse-tête permanent.

Être dépendante pour manger

Maude Massicotte a besoin d’aide pour faire sa toilette et pour préparer des repas. Lorsqu’elle vivait seule, elle avait droit à 22 heures de soins par semaine. Depuis qu’elle a emménagé avec son conjoint, elle n’en reçoit désormais que 8, ce qui la rend entièrement dépendante de son conjoint comme proche aidant, et la place dans une situation de vulnérabilité. « Je suis dépendante de mon conjoint pour manger », dit-elle. Elle dénonce aussi le fait que ses soins corporels soient dispensés par des hommes (cela les met mal à l’aise, eux aussi) et que les préposés arrivent souvent en retard à leur rendez-vous. « C’est compliqué parce que je commence à travailler à neuf heures. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Maude Massicotte est directrice générale de l’organisme DéfPhys Sans Limite, qu’elle a cofondé.

Maude Massicotte a porté plainte au Bureau du commissaire aux plaintes et à la qualité des services du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, pour protester notamment contre la réduction de ses heures de soins. « Si ça ne fonctionne pas, je vais porter plainte à la Protection du citoyen », affirme-t-elle.

Pascale Thérien vit avec des difficultés motrices et souffre de polyneuropathie depuis quelques années. « J’ai travaillé comme préposée aux bénéficiaires, dit-elle, et à force de travailler, mon état de santé s’est détérioré. » Elle s’appuie souvent sur une canne ou sur un déambulateur, mais elle redoute la perspective d’affronter les crevasses et les inégalités dans les trottoirs. « L’autobus, on oublie ça pour moi, à cause de l’instabilité. J’ai peur de tomber et de me blesser. Souvent, les gens ne laissent pas les places qui sont désignées aux femmes enceintes, handicapées, etc. » Les marches qui mènent au métro aussi l’effraient. Quand elle a finalement été admise pour avoir accès au transport adapté à la deuxième évaluation, elle a pu aller voir sa mère seule. « Elle m’a prise dans ses bras, et je lui ai dit : “je me suis rendue” », raconte-t-elle.

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