Il y a 35 ans, Polytechnique

Les premières années de la commémoration de la tuerie de Polytechnique étaient marquées au fer rouge de l’incompréhension, du déni du féminicide et de craintes que l’assassinat de 14 femmes parce qu’elles étaient femmes tombe un jour dans l’oubli, relégué au rang de tragique fait divers.

Nous avons passé le cap des 35 ans, le 6 décembre, et nous en parlons encore. Le mont Royal s’illumine de 14 faisceaux l’instant d’un recueillement. Le traumatisme initial est permanent pour les proches des victimes, les blessés, les témoins de la tuerie, qui ne cesseront jamais de rejouer dans leur esprit le film d’horreur de cette journée d’infamie. Au moins, nous en parlons encore. C’est en soi un triomphe de la lumière sur les ténèbres. De jeunes femmes qui n’étaient pas encore de ce monde, le 6 décembre 1989, ressentent avec acuité les disparités de traitement réservées à leur genre, ici comme ailleurs.

La commémoration de Polytechnique vient inlassablement avec le débat sur les avancées et les reculs dans le dossier du contrôle des armes à feu. Nous ne sommes jamais à court d’annonces, et cette année n’y fait pas exception. Il aura fallu 35 ans, mais Ottawa arrive enfin avec un projet de règlement visant à interdire de la circulation toutes les armes d’assaut, à imposer un calendrier pour bannir les chargeurs à grande capacité, à instaurer un système de préautorisation pour les nouveaux modèles d’armes à feu, et à mettre en oeuvre des mesures de protection des femmes et des enfants contre la violence intime armée.

La réforme annoncée jeudi par le gouvernement Trudeau vient combler la brèche de la précédente annonce, faite pour le 30e anniversaire du féminicide de Polytechnique. PolySeSouvient, critique de l’inaction des libéraux par le passé, se réjouit de l’ensemble des mesures. La porte-parole du lobby et survivante de Polytechnique, Nathalie Provost, a salué le courage du gouvernement Trudeau, qui est enfin sur le point de réaliser « l’ensemble de ses promesses » sur le contrôle des armes à feu.

Laissons les chasseurs, le lobby proarmes et ses laquais s’époumoner contre ce soi-disant liberticide. Qu’il suffise de rappeler qu’une écrasante majorité de Canadiens est favorable à un contrôle accru des armes à feu, comme en attestent de nombreux sondages indépendants ou partisans.

Ne laissons pas les alliés des armes faire diversion encore une fois. Au-delà de Polytechnique, il y a un autre contrôle dont il faut inlassablement s’occuper. Il s’agit du contrôle des femmes, principal ingrédient actif de la misogynie et mobile de plus d’un crime, du féminicide jusqu’au viol, en passant par l’exploitation sexuelle.

Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un oeil à l’implacable réalité statistique. Selon les plus récentes données de l’ONU Femmes et de l’ONUDC (Féminicides en 2023), pas moins de 85 000 femmes et filles ont été tuées intentionnellement en 2023. Six fois sur dix, c’était par un partenaire intime ou par un membre de la famille.

Le Canada occupe une place enviable dans le monde, mais il n’est pas épargné par ces enjeux. Selon l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, 169 femmes ou filles ont été tuées en 2024, la plupart du temps par un partenaire ou un membre de la famille, encore une fois. Les données de Statistique Canada pointent dans la même et troublante direction. Malgré une baisse du taux d’homicides de femmes et de filles depuis 2001, l’organisme observe une recrudescence de celui-ci de 14 % de 2020 à 2021.

Ce monde où subsiste une part de misogynie, c’est aussi le nôtre, même si les femmes ont fait des avancées considérables en matière d’égalité de traitement. Portez attention aux crimes à caractère sexuel et à la traite de personnes. Vous y verrez aussi une écrasante surreprésentation des femmes parmi les victimes échangées pour une poignée de dollars. Prêtez une oreille attentive à la vacuité du discours masculiniste décomplexé. Ton corps, mon choix. Ta place à la maison. Ton talent en tant que femme, moins grand que le mien.

Le lien peut sembler ténu entre la folie isolée de Polytechnique et les tourments psychologiques du bourreau qui s’est enlevé la vie après avoir fauché 14 jeunes femmes ce jour-là. Dans sa rage contre les féministes, à qui il reprochait tous ses naufrages intérieurs, dans l’intentionnalité de son geste symbolique, il y a ce fil d’Ariane, presque imperceptible, qui relie le féminicide de Polytechnique à la sauvagerie de la misogynie. Nous aurons mis 30 ans à le reconnaître collectivement, à substituer le terme « tragédie » par « attaque antiféministe » sur la plaque commémorative du 6 décembre 1989.

C’est dire le défi qui consiste à nommer et à dénoncer la violence faite aux femmes. Si nous voulons honorer la mémoire des victimes, cessons de classer cette violence au rayon du fait divers, partout où elle se manifeste, et attaquons-nous sans relâche à ses racines systémiques.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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