Il y a 100 ans naissait le monde des galaxies

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En 1924, l’astronome américain Edwin Powell Hubble (1889-1953) établissait la distance de la « grande nébuleuse » d’Andromède, la situant clairement hors des limites de notre Voie lactée. D’un coup, l’univers observable venait de s’agrandir d’au moins un million de fois.
Lors des belles soirées de fin d’été et d’automne, vous pouvez observer dans la constellation d’Andromède ce qui apparaît à l’aide de jumelles comme un petit objet diffus. D’un endroit libre de pollution lumineuse, vous pouvez même voir à l’oeil nu cet étrange objet.
Les anciens l’avaient noté. Dans son magnifique Livre des étoiles fixes publié en 964, l’astronome perse Abd al-Rahman al-Sūfī (903-986) d’Isfahan (Iran) l’identifia comme le Petit Nuage. En 1612, le mathématicien allemand Simon Marius devint le premier à observer la « nébuleuse » à l’aide d’un télescope ; il la décrit comme « la lueur d’une chandelle au travers d’une corne ». Le Petit Nuage est aujourd’hui bien connu, c’est la galaxie d’Andromède.
L’astronome français Charles Messier (1730-1817) était un chasseur de comètes. Il avait inscrit le Petit Nuage dans son catalogue avec le numéro 31, avertissant que si on était à la recherche de nouvelles comètes, il ne fallait pas confondre Messier 31 avec une comète.
À 2,5 millions d’années-lumière, c’est l’objet le plus lointain qu’on puisse voir à l’oeil nu. La lumière qui arrive aujourd’hui à nos yeux fut émise par les étoiles de la galaxie d’Andromède alors que notre ancêtre homininé Homo habilis parcourait les savanes d’Afrique du Sud.
Noeud gordien
Comment Edwin Hubble mesura-t-il la distance de la galaxie d’Andromède ? C’est à partir de la reconnaissance et l’observation d’étoiles géantes de luminosité variable de type céphéide — ces étoiles évoluées sont en moyenne 100 000 fois plus lumineuses que le Soleil, et donc repérables à grande distance.
En 1912, Henrietta Leavitt (1868-1921), de l’observatoire de l’Université Harvard, avait établi une relation étroite entre la brillance et la période de variabilité des céphéides : plus l’étoile est lumineuse, plus sa période est longue, variant de quelques jours à 50.
Cette variabilité caractéristique fait des céphéides une chandelle standard fiable ; on peut les comparer à des exemples proches dont on a établi directement la distance.
Ce texte fait partie de notre section Perspective.
En 1923-1924, Hubble réussit à photographier plusieurs céphéides d’Andromède à l’aide du grand télescope de 2,5 m de l’observatoire du mont Wilson, en Californie. Ayant mesuré leurs périodes, Hubble dériva leurs luminosités ; par simple règle de trois, il déduisit la distance de Messier 31.
Le 23 novembre 1924, le New York Times fit un bref communiqué de la découverte. L’annonce officielle eut lieu à Washington lors de l’assemblée annuelle de l’Union américaine d’astronomie à la fin de décembre. Étonnamment absent, Hubble fit part de ses résultats dans deux articles très brefs au début de 1925 : il plaçait Messier 31 à 930 000 années-lumière du Soleil, donc clairement hors de la Voie lactée.
Précurseurs
Dès 1917, les astronomes américains George Ritchey (1864-1945) et Heber Curtis (1872-1942) avaient découvert des étoiles de type « nova » dans quelques « nébuleuses », dont Messier 31. Les novae étaient observées depuis des siècles.
Leur éclat soudain est produit par la détonation nucléaire du matériel éjecté d’une étoile géante rouge tombant sur une naine blanche compagne. Une nova apparaît à son plus brillant lors de la phase explosive, puis disparaît en quelques semaines.
L’allure de leur variabilité était cependant trop irrégulière et imprévisible pour en faire de bonnes chandelles standards. Néanmoins, Ritchey et Curtis pouvaient déclarer que si elles apparaissaient des milliers de fois plus faibles que les novae de la Voie lactée, cela signifiait qu’elles se situaient bien au-delà de celle-ci.
C’étaient d’ailleurs des novae que Hubble recherchait au début des années 1920. Sa surprise fut d’observer en 1923 dans Andromède une étoile variable récurrente, c’est-à-dire qui ne disparaissait pas après quelques semaines. Il l’avait d’abord notée comme une nova. Puis, il détermina qu’elle obéissait au cycle de variation d’éclat caractéristique des étoiles céphéides.
Les céphéides d’Andromède avaient été photographiées par quelques astronomes dès 1917. Mais c’est le mérite de Hubble de les avoir reconnues en 1924 et d’avoir dérivé leurs distances. Comme il arrive souvent en science, une chose peut être vue plusieurs fois avant d’être découverte !
Hubble mettait ainsi fin à un débat séculaire — celui entre les défenseurs de l’hypothèse locale des « nébuleuses », prétendant qu’elles étaient situées à l’intérieur d’une super Voie lactée, versus celle des tenants de la nature extragalactique de la majorité des « nébuleuses ».
La raison de la divergence entre ces deux camps ? Pendant plusieurs siècles, les astronomes n’arrivaient pas à élucider la nature des « nébuleuses ». Étaient-elles des nuages diffus d’une substance éthérée ou des systèmes stellaires indépendants, comme la Voie lactée ?
Une détermination exacte de leurs distances était une étape nécessaire pour trancher la question. On sait maintenant qu’une minorité, comme la nébuleuse d’Orion, sont de vrais nuages de gaz situés dans la Voie lactée ; la majorité sont d’immenses systèmes stellaires indépendants et externes à notre Voie lactée.
Retardé dans ses études par la Grande Guerre, Hubble obtint son doctorat de l’Université de Chicago en 1921. Engagé à l’observatoire du mont Wilson, Hubble eut accès à ses deux grands télescopes. Étonnamment, Hubble n’était pas considéré comme un bon observateur ; ses collègues ont remarqué par exemple que la mise au point n’était pas optimale dans plusieurs de ses clichés. Il était néanmoins méthodique, quoiqu’orgueilleux et frileux par rapport aux contributions des autres.
Agrandissement
En 1924, il y a donc aussi 100 ans, le jeune physicien russe Alexander Friedmann (1888-1925) réexamina les équations de la relativité générale d’Albert Einstein. Contrairement à la solution stationnaire adoptée par Einstein, Friedmann démontra que l’espace-temps est instable ; tout comme on ne peut pas faire tenir un crayon sur sa pointe, l’espace est soit en contraction, soit en expansion.
Ignorant tout de son collègue russe, le jeune cosmologiste belge Georges Lemaître (1894-1966) trouve les mêmes solutions, mais il va plus loin que Friedmann. En 1927, sur la base de données préliminaires de distances et de vitesses de quelques dizaines de galaxies, Lemaître conclut que l’univers est en expansion. Puis mettant l’expansion à rebours, il affirma dans une courte publication dans la revue Nature (1931) que tout ce qui existe aurait pour origine un noyau quantique extrêmement petit et chaud il y a quelques milliards d’années.
C’était l’hypothèse de l’« atome primitif », devenue aujourd’hui la théorie du big bang. En moins d’une décennie, on est passé d’un univers fixe et éternel à un univers fantastiquement grand, où les grandes composantes du cosmos sont emportées dans un mouvement systématique de fuite.
On attribue souvent à Hubble la découverte de l’expansion de l’univers en vertu des travaux avec son méticuleux collègue et observateur hors pair Milton Humason (1891-1972). Mais jusqu’à son décès en 1953, Hubble demeura dubitatif de cette interprétation de la relation entre la vitesse apparente de récession et la distance des galaxies. Allan Sandage (1926-2010), collègue de Hubble pendant des années, a été catégorique : Hubble n’a jamais cru à la réalité de l’expansion.
Dans les années 1950, l’astronome allemand Walter Baade (1893-1960), travaillant aux États-Unis, identifia deux types de céphéides de luminosité distincte. Hubble avait observé les plus lumineuses, mais se référait aux moins lumineuses.
La découverte de Baade eut comme conséquence une multiplication de près de trois fois des distances initialement dérivées par Hubble. Aujourd’hui, la distance de la galaxie d’Andromède est établie par un ensemble d’indicateurs, dont les céphéides. À 2,5 millions d’années-lumière, notre grande compagne de plusieurs centaines de milliards d’étoiles mesure plus de 100 000 années-lumière de diamètre.
Souvenir de jeunesse
En 1961, j’étais au collège classique. J’avais lu dans un magazine américain d’astronomie que l’astronome Allan Sandage venait de publier un superbe atlas illustrant les galaxies. Dans une démarche que je n’ai jamais élucidée, ma mère avait commandé The Hubble Atlas of Galaxies au Carnegie Institution for Science de Washington ; l’atlas avait coûté 10 $. J’ai passé des heures à étudier l’ouvrage avec mon anglais balbutiant. Mon imaginaire tentait de saisir ces assemblements stellaires colossaux ; j’étais ébloui par leurs formes variées et leurs élégantes silhouettes.
Les photographies prises par les plus grands télescopes d’alors étaient sublimes, et je les trouve encore aussi fascinantes et pleines d’énigmes. Je feuillette de temps à autre cet atlas gardé comme un bien précieux. Plus tard, j’ai consacré quelques décennies de ma carrière à des travaux de recherche sur les galaxies.
En un siècle, le volume de l’univers observable a été multiplié un million de milliards de fois. Alors qu’à grande échelle l’expansion de l’univers emporte les galaxies comme des glaces flottantes, l’attraction gravitationnelle continue de dominer aux distances de quelques millions d’années-lumière ou moins.
Les galaxies peuvent ainsi s’assembler en petits groupes ou former des amas de plusieurs milliers de galaxies. Elles peuvent aussi tomber l’une sur l’autre et se fusionner. C’est ce qui arrivera à la Voie lactée et la galaxie d’Andromède dans 4 ou 5 milliards d’années ; nos deux spirales entreront en collision pour former une grosse galaxie de type elliptique.
D’ici là, on peut dire qu’il y a 100 ans, on découvrait la démesure et l’étrange dynamique de l’univers — une avancée étonnamment récente. Par exemple, mes grands-parents, nés tout juste quelques années avant Hubble, furent ses contemporains.
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