Il ne faut pas emprisonner Voltaire, mais Boualem Sansal…

« On n’emprisonne pas Voltaire », répondit sèchement le général de Gaulle, en 1960, à ceux qui lui conseillaient de faire arrêter Jean-Paul Sartre. Le philosophe, non content de soutenir la cause de l’indépendance de l’Algérie, avait osé appeler les militaires français à l’insoumission et les Français eux-mêmes à soutenir le Front de libération nationale (FLN) algérien.
Le gouvernement algérien actuel n’a pas, lui, de tels scrupules et vient de jeter Boualem Sansal en prison. C’était le 16 novembre dernier. Depuis, il est toujours incarcéré. On lui reproche d’avoir porté atteinte « à l’unité nationale ». Entre autres pour avoir affirmé, lors d’une entrevue accordée à une chaîne YouTube proche d’Éric Zemmour, que la partie occidentale de l’Algérie avait été arrachée au Maroc lors de la colonisation française.
L’écrivain franco-algérien (il vient tout juste d’obtenir la nationalité française) n’en est pas à ses premiers démêlés avec les autorités algériennes. Esprit libre, volontiers provocateur, il n’a jamais hésité à adopter des positions qui déplaisent, en Algérie, tant au pouvoir qu’à l’opinion publique majoritaire. Depuis son premier roman, Le serment des barbares (1999), il n’a eu de cesse de dénoncer non seulement l’islamisme qui a ravagé son pays durant les « années noires » de la guerre civile, mais aussi la corruption qui y est endémique, ou l’antisémitisme qui se répand, en Europe, au sein des communautés immigrantes originaires des pays musulmans.
Face à l’arrestation arbitraire, ou pour délit d’opinion, d’un écrivain de sa trempe, on aurait pu s’attendre à une levée de boucliers unanime de la part de l’intelligentsia française et francophone, et que tous les ténors de la politique, du journalisme, de la littérature et de la pensée, sans parler des défenseurs habituels des droits de la personne, protestent immédiatement auprès du gouvernement algérien et dénoncent avec véhémence l’embastillement de Boualem Sansal.
Seulement voilà, en ces temps de polarisation extrême, les principes ont moins de poids que la partisanerie.
Si certains intellectuels ou médias de la gauche classique (laïque et républicaine) ainsi que des intellectuels et des médias classés plus à droite réclament à cor et à cri sa libération, il en est d’autres, plus proches d’une mouvance de « gauche identitaire », qui protestent du bout des lèvres contre son arrestation, tout en lui reprochant, à l’instar de la députée écologiste Sandrine Rousseau, « des propos relevant de l’extrême droite et du suprémacisme », ou, comme l’historien Benjamin Stora, de blesser le « sentiment national » algérien.
Ces nuances enrobant les protestations ont quelque chose d’odieux.
D’une part, reprocher à un Algérien de tenir des propos qui relèveraient du « suprémacisme » est insensé et apparaît comme une preuve de plus de cette dérive conceptuelle qui en amène plusieurs à utiliser des mots comme insultes sans jamais référer à leur véritable signification. « Le suprémacisme, aurait ajouté Sandrine Rousseau en guise d’explication, c’est quand même l’idée qu’il y a des civilisations qui sont supérieures aux autres. » Or, ce n’est pas le sens de ce mot, qui est traditionnellement associé au racisme (on parle de « suprémacisme blanc »), et signifie qu’un groupe humain (une « race », un peuple) prend prétexte de sa prétendue supériorité pour asseoir sa domination sur d’autres.
« Suprémacisme », « racisme », « extrême droite » deviennent ainsi des totems lexicaux, tout comme « communisme » ou « marxisme » dans la bouche de Trump ou de ses émules, qui ne servent qu’à stigmatiser des adversaires, sans le moins du monde rendre compte des réelles opinions de ceux-ci ni éclairer le débat public.
D’autre part, n’est-il pas hypocrite de faire grief à Boualem Sansal de blesser le « sentiment national » algérien, alors qu’on pourrait de la même manière reprocher à Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d’Algérie, qui a entre autres mis en lumière les crimes qui furent commis durant cette guerre par l’armée française, ou à Sandrine Rousseau, qui dénonce sur toutes les tribunes le « racisme systémique » qui régnerait en France, de blesser le « sentiment national » français ?
Tout se passe donc comme si ces intellectuels occidentaux, qui font de la critique de leur propre pays leur cheval de bataille, ne reconnaissaient pas le même droit, voire le même devoir à leurs confrères algériens. Eux qui passent leur temps à dénoncer le patriarcat, l’héritage catholique, le racisme d’État qui règnent en France (ou au Québec) se scandalisent qu’un intellectuel algérien dénonce le patriarcat, l’intégrisme islamique, les persécutions des minorités religieuses ou ethniques qui règnent dans son pays.
Quelles que soient ses opinions, un prisonnier d’opinion est un prisonnier d’opinion. C’est pour ses idées que Boualem Sansal a été arrêté et jeté dans les geôles du régime algérien. Pour cette raison seule, il a droit au soutien plein et entier de tous les démocrates comme des associations qui œuvrent, au nom des droits de la personne, à la libération des prisonniers politiques partout sur la planète.
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