Il était une fois le «Web 2.0»
Déjà 25 ans depuis l’an 2000. L’équipe éditoriale du Devoir vous propose un regard à la fois caustique et porteur d’espoir, dans la mesure du possible, sur les grands événements et tendances qui ont façonné ce premier quart de siècle. Aujourd’hui : le « Web 2.0 ».
À l’aube du millénaire, pour reprendre l’insupportable cliché qui circulait à outrance en 1999, il s’est répandu à travers le monde une nouvelle annonciatrice de l’ère des fausses nouvelles, en rétrospective. Le bogue de l’an 2000 allait foutre en l’air l’architecture de la société numérique, tout cela parce que les ordinateurs, formatés pour employer seulement les deux derniers chiffres d’une année, allaient interpréter l’arrivée de l’an 2000 comme le retour à 1900. Un peu plus, et les avions allaient s’immobiliser en plein ciel… Oups ! Ce mythe-là, il faudra attendre que les médias sociaux amorcent leur phase « supernova » pour le voir apparaître dans l’orbite contemporaine de la galaxie du complot.
Le bogue de l’an 2000 a causé des maux de tête, des craintes et de nombreuses mises à jour de systèmes dont le coût fut astronomique, mais la planète numérique a continué de tourner autour de l’axe de la Silicon Valley. L’acte fondateur du premier quart de siècle demeure, sans contredit, l’éclatement de la bulle des technos sur les Bourses nord-américaines. En mars 2000, c’est le krach. Des joyaux de l’époque ne s’en remettront jamais et les investisseurs resteront marqués au fer rouge pendant la décennie à venir.
L’éclatement de la bulle des technos coïncide à quelques années près avec l’émergence du fameux « Web 2.0 », porté par le partage et la cocréation des contenus. La première décennie du XXIe siècle est marquée par une formidable renaissance de la grappe des technos, comme en atteste l’émergence de l’iPod (2001), Facebook (2004), YouTube (2005), Twitter (2006), l’iPhone (2007), WhatsApp (2009), Instagram (2010).
Internet, dans les années 1990, était la combinaison d’un vaste chat room plus ou moins intéressant et d’une librairie virtuelle qu’une entreprise naissante cataloguait avec un succès remarquable pour l’avancement du savoir, tout en promettant de ne jamais vendre de la publicité… Google aura changé d’avis en cours de route pour devenir, avec Facemash, dit Facebook, dit Meta, l’une des plus grandes régies publicitaires de l’histoire de l’humanité.
Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (les GAFAM) et autres champions du commerce numérique ont atteint le statut de proto-États presque intouchables, bénéficiant de la naïveté des législateurs à travers le monde et d’une interprétation très laxiste du concept de « neutralité du Net » pour se délester de leurs responsabilités sociales quant au partage des contenus et pour accumuler les masses de données qui ont fait leur fortune.
C’est le monde virtuel que nous avons choisi d’habiter, pour le meilleur et pour le pire. Les plateformes offrent une expérience usager irréprochable. Elles nous offrent l’illusion de la gratuité en échange de l’abandon de nos données personnelles. Elles permettent de créer, partager, voire rentabiliser par soi-même des contenus. Les médias sociaux ont changé notre rapport au monde, au groupe et à l’individualité. D’un balayage du doigt, elles ont rendu possible notre insertion dans des communautés transnationales partageant des intérêts ou des valeurs par-delà les frontières. Cette segmentation, riche en expérience humaine, possède aussi une valeur de ciblage publicitaire que les plateformes ont su exploiter mieux que quiconque. Elle est aussi à la racine des chambres d’écho et des « bulles de filtres » (un concept inventé par Eli Pariser), dans lesquelles il est, hélas, possible de se réfugier jusqu’aux extrêmes du spectre idéologique, des croyances et des fabulations.
Cette architecture connaît des signes d’érosion. Les préjudices associés aux réseaux sociaux et leurs effets sur l’estime de soi des adolescents, en particulier des filles, la dégringolade de plateformes autrefois respectables, telles que X, dans les entrailles de la « vérité alternative » et la méchanceté brutale des interactions sur les réseaux sociaux ternissent la qualité de l’expérience. Récemment, nous avons franchi le Rubicon de l’indécence et de l’immoralité, alors que des utilisateurs se sont réjouis du meurtre du p.-d.g. d’une compagnie d’assurance américaine, Brian Thompson, sous prétexte de la cupidité de ces entreprises.
Intouchables, les géants du numérique ? Plus vraiment. Le Web propulsé par l’IA est annonciateur de nouveaux bouleversements dont les géants du premier quart du siècle ne se remettront pas tous. Partout dans le monde, les États démocratiques se réveillent enfin, ils légifèrent pour encadrer les plateformes et exiger un meilleur partage des revenus avec les médias qui ont souffert de la concurrence publicitaire, parfois jusqu’au point de rupture. Ils s’attaquent aussi au monopole des plateformes, comme en font foi les poursuites antitrust contre Google et Meta. Les démarches sont fort avancées aux États-Unis et au sein de l’Union européenne, alors qu’elles sont encore embryonnaires au Canada.
Il y a dans l’air un je-ne-sais-quoi annonciateur d’un nouvel éclatement, et d’un recommencement qui nous mènera en 2050. Au prochain bilan, espérons que nos pratiques numériques auront été plus émancipatrices que commerciales, et surtout plus respectueuses de la dignité humaine. On peut toujours rêver, ce sont les Fêtes après tout.
À lire aussi
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.