La tricherie en recrudescence et en mutation

À mes collègues enseignants qui corrigent en ce moment ou corrigeront bientôt…
Bien sûr, au cégep, comme dans toutes les écoles de ce monde, la tricherie a toujours existé.
Pourtant, on y observe depuis quelques années ce qu’on pourrait appeler une recrudescence ainsi qu’une mutation de l’acte de tricher. Les causes de cette recrudescence comme de cette mutation sont multiples. Elles relèvent d’abord des causes factuelles : les moyens technologiques permettant de tricher se sont ces derniers temps considérablement accrus. Mais elles ont aussi des causes culturelles, liées à l’évolution des mentalités, celle notamment de notre rapport au savoir ou à l’éducation.
Sur le plan de la technologie, les étudiants qui fréquentent nos collèges sont aujourd’hui mieux équipés que l’était James Bond du temps où l’incarnait le défunt Sean Connery. Outre leurs téléphones dits « intelligents », ils ont à leur disposition des oreillettes, des montres connectées, appareils bien plus discrets, qui leur permettent de communiquer à distance ou de consulter, par le biais d’Internet, ChatGPT ou une quelconque autre intelligence artificielle (IA) capable de leur pondre en quelques clics une réponse à pratiquement n’importe quelle question d’examen, y compris quand il s’agit de rédiger une dissertation de littérature ou de philosophie.
Cela dit, ces possibilités qu’offre la technologie n’expliquent évidemment pas à elles seules cette recrudescence de la tricherie. Choisir de tricher — comme le font certains étudiants — plutôt que d’étudier — ce que font encore, fort heureusement, la majorité d’entre eux — est révélateur d’un rapport pervers à l’éducation, celle que l’on est censé recevoir à l’école et durant ses études supérieures. Aux yeux de l’étudiant qui préfère tricher plutôt qu’étudier, apprendre est très secondaire ; ce qui compte, c’est obtenir des notes et, finalement, un diplôme. Il entretient donc avec l’éducation un rapport strictement utilitaire.
Je n’ai pas la place ici pour approfondir cette question, mais il est bien évident que cette conception utilitaire de l’éducation n’est pas étrangère à notre système éducatif, qui ne mesure sa propre performance qu’à travers des données chiffrées censées rendre compte de son efficience, sans trop s’interroger sur les réalités moins reluisantes que cachent de telles statistiques liées à la diplomation et à la « réussite » des jeunes qui lui sont confiés. Dans l’univers de nos tricheurs, les chiffres (la note et la moyenne) sont eux aussi plus importants que leur performance réelle et les apprentissages qu’ils ont effectivement réalisés.
La tricherie apparaît également liée d’une autre manière à ces mesures de performance de l’école québécoise. « Discours de la réussite » et « indices de performance » obligent, l’école secondaire diplôme en effet un bon nombre d’élèves qui n’ont pas les acquis nécessaires (notamment en langue, en lecture et en écriture) pour réussir ensuite leurs études collégiales. Ceux-ci sont parfois si démunis face aux exigences de certains cours qu’ils ne voient d’autre planche de salut que la tricherie.
ChatGPT leur apparaît comme la seule béquille qui peut leur permettre d’enjamber, un examen à la fois, les lacunes béantes qu’ils ont héritées de leur formation préalable (et je prie mes collègues du secondaire de croire qu’en écrivant ceci, je ne leur jette pas la pierre, car nous sommes tous pris dans un système dont les performances apparentes cachent bien des dysfonctionnements et soumis aux pressions qui s’exercent sur nous, au nom de la sacro-sainte « réussite », pour diplômer des élèves qui sont parfois loin d’avoir atteint le degré de compétence requis).
En trichant ainsi, ces étudiants, complètement dépassés par ce qu’on attend d’eux, abdiquent toute velléité de réussir les cours par eux-mêmes en réalisant de nouveaux apprentissages, en essayant entre autres de lire et d’écrire mieux (et je ne parle pas ici seulement d’orthographe, mais de capacité à traduire leur propos dans une phrase ou des phrases compréhensibles). Ils sont d’ailleurs souvent si étrangers à la langue écrite qu’ils ne soupçonnent même pas que leurs enseignants verront immédiatement que ces belles périodes de l’IA qu’ils recopient souvent sans les comprendre ne sont pas d’eux.
Au-delà de ces dysfonctionnements qu’elle révèle, la tricherie résulte aussi d’une perte de repères moraux, dont ces jeunes sont, là encore, moins responsables que la société qui les a formés. Un peu comme le dopage dans le domaine sportif, la tricherie à des examens implique en effet une sorte d’égocentrisme naïf. Le tricheur revendique implicitement le droit de gagner ou de réussir, même en dehors des règles, comme si victoire ou réussite étaient les seules choses qui comptaient vraiment, et comme si ce résultat favorable devait lui être garanti quelles que soient les voies empruntées pour y parvenir.
Qui prétendra que ce moi infatué, narcissique, qui croit que tout lui est dû, et qui se moque des règles ou les utilise à son avantage, est étranger à la société dans laquelle nous vivons ?
Cela n’empêche pas cette tricherie d’avoir pourtant quelque chose d’inquiétant. Elle indique chez ces jeunes qui s’y adonnent sans trop de scrupules un mépris pour l’institution scolaire qui ne manquera pas de se traduire, lorsqu’ils seront devenus adultes, en une attitude tout aussi méprisante à l’égard des autres institutions qui sont au fondement de toute société démocratique.
Cette tricherie qui gagne en importance, c’est l’école du refus et du déni de la socialisation.
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