Remodeler le Plasticocène

La couverture du n°113 de la revue «Esse»
Photomontage: Le Devoir La couverture du n°113 de la revue «Esse»

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un extrait d’un texte paru dans la revue Esse, n° 113 (hiver 2025).

La matière était remplie de promesses. Une « substance alchimique », disait Roland Barthes dans le livre Mythologies publié en 1957, titre qui lui octroyait presque des propriétés magiques. Clairvoyant, le philosophe ajoutait : « Le plastique est tout entier englouti dans son usage ; à la limite on inventera des objets pour le plaisir d’en user. » De fait, nous sommes désormais dans le monde de l’hyperconsommation et du jetable, l’ère nouvelle du Plasticocène.

Certes, les promesses ont été tenues. Révolution de la vie quotidienne, démocratisation de la haute couture, réduction du gaspillage alimentaire, contribution à l’hygiène médicale, on ne compte plus les avantages du plastique, dont on peine par ailleurs à recenser les dérivés tellement ils sont répandus.

La faculté mimétique des polymères aura peut-être même permis de protéger quelques espèces (rappelons ici le remplacement de l’ivoire par le celluloïd dans les boules de billard, à l’origine de la découverte) et on le considère encore maintenant comme un substitut aux matières de provenance animale (fourrure, cuir, laine, soie, etc.) — substitut imparfait, il est vrai.

Vivre dans un environnement sans plastique relèverait donc aujourd’hui de l’utopie, raison pour laquelle l’objectif ambitieux de la conférence mondiale tenue à Busan en novembre dernier, soit l’élaboration d’un traité menant à l’élimination du plastique d’ici 2040, soulevait à la fois espoir et scepticisme. Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons que les négociations ont avorté et que la rédaction du traité est remise à une date ultérieure.

La science démontre depuis plusieurs années les ravages du plastique. Que ce soit par ses additifs toxiques ou par son impossible dégradation, notre « substance alchimique » est en voie de détruire nos écosystèmes. Quelles sont nos options ? Réduction de la production ? Recyclage ? Fabrication de nouveaux plastiques biosourcés et biodégradables ?

Une foule de chercheurs s’affairent à trouver des solutions. L’industrie de la plasturgie semble elle-même encline à prendre part aux réflexions. Pourtant l’hypocrisie (ou la naïveté) des politiques mises en place est effarante. Il faut savoir par exemple que les sacs à usage unique n’ont eu qu’à respecter une certaine épaisseur pour ne pas être bannis des commerces et que, dans leur nouvel avatar, ils sont encore moins biodégradables et pas du tout recyclables. Ces termes ont d’ailleurs été savamment galvaudés par les stratégies d’écoblanchiment : le plastique ne se recycle pas à l’infini et le procédé demande toujours l’ajout de plastique neuf.

À l’autre bout du spectre, les bioplastiques offrent certainement des pistes intéressantes, quoiqu’encore embryonnaires. Si certains y voient l’avenue par excellence à adopter, d’autres rappellent que la production du bioplastique, fait notamment de sucre de canne ou d’amidon, relève d’une agriculture fortement industrialisée, gourmande en eau et en fertilisants, qui laisse finalement une plus grande empreinte écologique. Il faut donc faire preuve de jugement dans nos questionnements et nos actions.

Écoanxiété

L’écoanxiété et l’empressement à vouloir agir, associés à des informations parfois douteuses véhiculées par une industrie pétrochimique intéressée, contribuent à nous faire perdre de vue l’impact réel de nos modes de consommation. Si on peut présumer que l’utilisation d’emballages plastiques est moins dommageable pour l’environnement que le gaspillage des denrées alimentaires non emballées, nous devons quand même chercher à éliminer une fois pour toutes le suremballage, la consommation compulsive et la tendance à jeter plutôt qu’à réparer.

On l’aura compris à la lecture de cette mise en contexte, l’analyse du plastique dans le champ de l’art risque aussi de soulever de nombreux dilemmes, et de donner l’impression que nous tentons de défendre l’indéfendable. Sans pour autant nier l’utilité du plastique, il faut s’interroger sur nos manières de cohabiter avec la matière synthétique, tantôt pour en évaluer les conséquences et participer à la recherche de solutions de rechange, tantôt pour revendiquer une parenté avec ce qui a fait la gloire du matériau : sa plasticité, laquelle exprime à la fois le pouvoir de recevoir et de donner la forme.

Parce que les œuvres contemporaines regorgent de substances polymères, les artistes du XXIe siècle se retrouvent constamment sur la corde raide environnementale. L’un des enjeux réside dans la durée de vie limitée de ces œuvres, car, paradoxalement, si le plastique ne disparaît jamais de la surface de la Terre, il se dégrade rapidement en fine poussière synthétique.

« Quel est le temps de l’œuvre de plastique ? se demandent, par exemple, les autrices Katie Lawson et Kirsty Robertson. Quand [ces œuvres] commencent à vieillir et à se déliter, leurs toxines deviennent-elles plus visibles ? » Ce questionnement critique, qui semble tomber comme un couperet sur la production et la conservation de l’art, n’est pas à prendre comme une accusation, mais bien comme une tentative d’aborder de manière lucide une réalité factuelle à laquelle il est, pour le moment, impossible d’échapper. […]

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