En lutte!, parcours d’une organisation communiste

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un extrait d’un texte paru dans la revue À bâbord !, n° 102 (hiver 2024-2025).
Le Québec des années 1960 est marqué par des transformations profondes, dont la prise en charge par l’État des écoles et du secteur de la santé ainsi que la nationalisation de l’électricité (1963). Mais ces mesures sont insuffisantes aux yeux d’une partie de la jeunesse.
Ainsi, l’équipe de la revue Révolution québécoise (1964-1965) tente de concilier le marxisme et la lutte pour l’indépendance, avant que ses animateurs Pierre Vallières et Charles Gagnon se joignent au Front de libération du Québec (FLQ). La période est marquée par une escalade de la violence, qui conduit des attentats à la bombe à l’enlèvement de deux dignitaires par le FLQ en octobre 1970. Dans ces circonstances, le gouvernement du Canada réagit avec une intensité inattendue. La Loi sur les mesures de guerre est proclamée, et le Québec est occupé par l’armée.
Après le retrait des troupes canadiennes, les militants s’interrogent sur la voie qu’il faut prendre pour relancer la contestation. D’un côté, on rejette assez largement l’activisme et le terrorisme des années 1960, qui n’ont pas su déboucher sur la révolution. D’un autre côté, la conviction qu’il est nécessaire de s’organiser à large échelle et de se doter de structures résilientes s’impose globalement.
Plusieurs personnes choisissent d’investir le Parti québécois (PQ) ou les centrales syndicales, alors que d’autres préconisent la création d’une organisation révolutionnaire autonome. À l’été 1972, Charles Gagnon rédige un document d’unité intitulé Pour le parti prolétarien, puis forme l’Équipe du Journal afin de produire un périodique révolutionnaire qui pourra servir de base pour la création d’une organisation.
L’année 1973 est consacrée à la rencontre avec une multitude de groupes, au lancement du journal En lutte ! et à la mise sur pied du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO). L’Équipe du Journal adopte une position marxiste-léniniste dans l’objectif de créer un parti révolutionnaire, de se lier avec la classe ouvrière et de diriger un mouvement capable d’instaurer le socialisme.
À travers ces activités intellectuelles ou plus directement militantes, l’objectif est de rassembler une masse critique de personnes autour du projet et de constituer un mouvement qui poursuivra le combat politique à une autre échelle. Bien que le groupe ne rassemble au départ qu’une soixantaine de membres, il peut compter sur leur implication dans diverses initiatives communautaires (cliniques, garderies et comptoirs alimentaires). Le soutien aux grévistes qui luttent contre des multinationales à la United Aircraft (Longueuil, 1974-1975) ou à l’INCO (Sudbury, 1978-1979) permet de lier ces combats spécifiques au problème général de l’impérialisme.
Dans les années suivantes, En lutte ! se consacre à plusieurs batailles. Il dénonce le PQ, qui soutient les intérêts de la bourgeoisie francophone, et rappelle que « les syndicats sont en passe d’être intégrés à l’appareil d’État et d’en être réduits au statut d’organismes chargés d’appliquer les lois de l’État bourgeois ».
Le journal En lutte ! explique que les conflits de travail sont des symptômes d’un problème plus grave : le régime capitaliste lui-même, basé sur l’exploitation de l’humain par l’humain. Le message est bien reçu puisque l’organisation grandit pour atteindre environ 400 membres en 1979, répartis partout au Canada, sans compter plusieurs centaines de sympathisants organisés. À la même époque, l’organisation gère des librairies à Vancouver, Toronto, Montréal et Québec, ainsi qu’une imprimerie. Enfin, son journal tire à plus de 6600 exemplaires par semaine.
Pourtant, avec le début des années 1980, En lutte ! fait face à plusieurs défis. D’abord, sa position « d’annulation » du vote lors du référendum sur la souveraineté du Québec (mai 1980) a été accueillie assez défavorablement. Ensuite, différents groupes se sentent mal représentés dans l’organisation, notamment les personnes homosexuelles, les femmes et les ouvriers manuels.
Des facteurs externes nuisent aussi au mouvement, dont la libéralisation de la Chine (qui semble confirmer l’échec du maoïsme) et l’imposition progressive de la chape de plomb néolibérale sur l’ensemble de la société. Malgré des discussions soutenues et l’appel à un congrès ouvert en mai 1982, le groupe n’arrive pas à surmonter les tensions internes et les pressions externes, ce qui mène à son autodissolution.
Néanmoins, l’expérience d’En lutte ! demeure pertinente à notre époque où la gauche peine à s’organiser. Il semble que les progressistes soient aujourd’hui coincés entre l’action parlementaire, le syndicalisme institutionnel et l’activisme à la pièce. Pourtant, le capitalisme frappe de plus en plus durement et risque même de nous exterminer collectivement en entretenant la crise écologique. Bien sûr, En lutte ! n’offre pas de recette pour la révolution, mais son histoire peut inspirer notre combat pour l’instauration d’une société égalitaire.
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