Le corps idole

La couverture de la revue «Argument», vol. 27, n° 1 (hiver 2024-2025)
Photomontage: Le Devoir La couverture de la revue «Argument», vol. 27, n° 1 (hiver 2024-2025)

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un extrait d’un texte paru dans la revue Argument, vol. 27, n° 1 (hiver 2024-2025).

Nous entretenons avec notre corps une relation mystérieuse. Si la condition humaine était un casse-tête, le corps serait cette pièce récalcitrante que personne ne parvient à placer ; tout le monde s’y acharne, chacun s’efforce de la faire entrer ici ou là, mais un coin de la pièce résiste toujours, se tord, se plie, se soulève, et il faut alors tout reconsidérer.

S’il était possible de résoudre notre rapport au corps, non seulement le mystère de la condition humaine serait résolu, mais l’humanité serait enfin réconciliée avec elle-même. Sauf qu’il n’y a pas de solution, que des prétentions plus ou moins heureuses. Ce n’est pas rien : être plus heureux que moins, c’est un gain substantiel, mais ça demeure tout de même une solution imparfaite, et précaire.

La question du corps est en vérité si déterminante qu’elle pourrait servir de définition pour nous nommer ; si je m’amusais à jouer au philosophe, j’écrirais que l’être humain est l’animal qui a pris conscience de son corps. Au lieu de cela, je formulerai un constat banal : pour le meilleur et pour le pire, nous sommes conscients d’avoir un corps, ce qui crée une distance inconfortable au creux de notre propre personne, comme si la conscience de posséder un corps la scindait en deux, cette précieuse et unique personne.

Constat banal donc, que je souhaite rappeler et non pas justifier ou fonder, simplement rappeler, tablant sur sa banalité pour en parler comme d’une expérience commune. En termes plus poétiques, la distance dont je parle est cette profondeur insondable où naissent les larmes, que ce soit pour rire ou pour pleurer ; et je ne déciderai pas qui a le plus raison, d’Aristophane ou de Houellebecq.

Chacun de nous possède un corps, nous en rions et nous en pleurons, parfois nous l’oublions pour de courts instants, mais jamais nous ne parvenons à nous en détacher, que ce soit sur le mode de l’indifférence ou sur celui de l’authenticité. C’est le constat que je veux rappeler en guise de point de départ.

Je ne suis pas certain de pouvoir ajouter grand-chose de significatif après ce constat introductif. C’est pourquoi j’emprunterai les paroles d’autrui, c’est-à-dire trois citations que je ferai suivre de commentaires. Ce sera ma façon de relancer la réflexion.

Ma première citation est tirée du Monde d’hier de Stefan Zweig : « Ainsi se produisait ce qui serait aujourd’hui presque incompréhensible : la jeunesse devenait une entrave dans toutes les carrières, et seul un âge avancé constituait un avantage. Tandis que de nos jours, dans notre monde complètement changé, les quadragénaires font tout pour ressembler aux hommes de trente ans, et les sexagénaires à ceux de quarante, tant la juvénilité, l’énergie, l’activité et la confiance en soi favorisent et recommandent un être, dans cet âge de la sécurité, quiconque voulait s’élever était obligé d’avoir recours à tous les déguisements possibles pour paraître plus vieux qu’il ne l’était. […] Tout ce qui aujourd’hui nous paraît des qualités enviables, la fraîcheur, le sentiment de sa valeur, l’audace, la curiosité, la joie de vivre de la jeunesse, passait pour suspect dans ce temps qui n’appréciait que le “solide”. »

Zweig a écrit ces lignes en 1941, le monde solide dont il trace le portrait date du tournant du siècle, de cette Europe qui n’avait encore jamais connu les guerres mondiales. Plus loin, méditant toujours sur ce qu’était le monde durant sa jeunesse en comparaison de ce qu’il est devenu pour les jeunes gens qu’il observe maintenant qu’il est âgé, Zweig se dit que « ce ne sont pas quarante mais mille années qui nous séparent ». Les jeunes corps ont évincé les vieux corps, et ce bouleversement dont l’importance devrait se mesurer en millénaires s’est produit en quelques années à peine, et avec lui le monde a basculé.

Ce nouveau monde est le nôtre, c’est le règne des corps jeunes, un règne à ce point tout-puissant qu’il nous semble aller de soi, naturel. Il est vertigineux de penser qu’un écart d’une vingtaine d’années ait pu creuser un fossé anthropologique plus profond que tout le siècle qui nous sépare, nous, du Zweig écrivain. La transformation s’est produite quelque part entre le début du XXe siècle et les Années folles, comme si les tranchées de la Première Guerre mondiale, après avoir avalé la jeunesse par millions, l’avaient érigée, cette jeunesse, en idole intouchable. Et depuis, son culte n’a fait que grandir.

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