Les rêves des uns sont les cauchemars des autres

« C’est un peu comme si on regardait des funérailles. » Voilà les mots spontanés que prononce une infirmière auxiliaire qui observe les visages sévères des invités — notamment plusieurs des hommes les plus riches du monde — entrant sous la rotonde du Capitole en prévision de l’intronisation du 47e président des États-Unis, Donald J. Trump. Je ne suis pas au travail à l’hôpital, mais plutôt en visite dans un CHSLD. L’infirmière auxiliaire n’est pas une collègue, mais la soignante d’un être cher. Les images cauchemardesques sont diffusées en direct sur un écran géant dans la salle commune.
Pendant que des dizaines de résidents s’installent ou sont installés par le personnel dévoué pour le repas du midi, les chansons qui jouent dans la salle — l’entraînante L’Italiano, l’optimiste Somewhere Over the Rainbow — contrastent de façon marquée avec le sentiment ambiant dans la pièce. La scène est surréelle.
Les propos de l’infirmière auxiliaire me prennent de court. Je ne trouve rien d’intelligent à lui répondre, mais je tiens quand même à saluer son commentaire perspicace : « Oui, en fait, ce n’est pas “comme si”. Nous assistons vraiment à des funérailles ! »
Peut-être pas des funérailles au sens strict. Quoique. Ce sont tout de même les funérailles anticipées des personnes aux États-Unis et ailleurs dans le monde qui vont certainement payer le prix ultime des nouvelles politiques — misogynes, transphobes, xénophobes, belliqueuses, néfastes pour la santé publique globale, toxiques pour l’environnement et la biodiversité, etc. — du régime Trump 2.0. De façon symbolique, mais non moins tangible, ce sont les funérailles des victoires arrachées des mouvements sociaux après des luttes acharnées pour une plus grande justice sociale depuis des décennies (libération des femmes et des personnes queer, mobilisations ouvrières…), voire des siècles (souveraineté des peuples autochtones, réparations pour les torts de la traite esclavagiste transatlantique…).
Car, ne l’oublions pas, les « gains » juridiques et législatifs — partout dans le monde — tracent quasi toujours leurs origines aux soulèvements de milieux marginalisés, exploités, opprimés. Ceux que Frantz Fanon nommait « les damnés de la terre ».
Le plan d’action du régime Trump 2.0 risque d’accélérer les pires éléments de l’ère néolibérale instaurés depuis les années 1980 — gouvernements républicains et démocrates confondus. Il dit que non, mais il s’inspire clairement du Projet 2025, une initiative conçue et promue par d’anciens fonctionnaires de l’administration Trump en partenariat avec The Heritage Foundation, un think tank de droite que Trump a déjà désigné comme « un groupe formidable » qui « va poser les bases et détailler les plans de ce que notre mouvement va faire exactement » .
Selon l’American Civil Liberties Union, la publication principale du Projet 2025, Mandate for Leadership, est un manuel volumineux visant « à réorganiser l’ensemble du gouvernement fédéral, agence par agence, pour servir un programme conservateur » . Même si Donald Trump a parfois essayé de se distancier du Projet 2025 lors de sa dernière campagne, une analyse réalisée par le magazine Time la semaine passée a révélé que « près des deux tiers des mesures exécutives prises jusqu’à présent par Trump reprennent, en tout ou en partie, les propositions contenues dans le document de 900 pages, qu’il s’agisse de mesures de déréglementation radicales ou d’une réforme agressive de l’immigration ».
Plusieurs tentent de comprendre la victoire de Trump en recourant à des explications sociologiques et politiques. Pour ma part, je suis convaincu d’une chose : Trump n’aurait pas pu être élu s’il n’y avait pas des forces conservatrices relativement bien organisées et grassement financées pour préparer le terrain pour cette victoire depuis au moins cinquante ans. En fait, plusieurs médias, comme la série balado Master Plan, de la revue The Lever, ont récemment décortiqué la manière dont les idéologues politiques et les forces capitalistes ont passé des années à orchestrer un système de corruption légalisée aux États-Unis.
En fait, selon David Sirota, journaliste d’enquête primé et fondateur du Lever, le Projet 2025 est l’aboutissement d’une longue trajectoire qui remonte à un document rédigé par l’avocat Lewis F. Powell Jr. en 1971, Attack of American Free Enterprise System (aussi connu comme le « Powelll Memo »). Cette note, initialement adressée de façon confidentielle à un ami à la Chambre de commerce des États-Unis, appelait les entreprises à jouer un rôle plus actif dans la politique américaine : « Il est essentiel que les porte-parole du système d’entreprise — à tous les niveaux et à chaque occasion — soient beaucoup plus agressifs que par le passé. » La note a servi d’inspiration à la création de nombreux groupes conservateurs, dont la Heritage Foundation, qui publiera sa première édition du Mandate for Leadership en 1981 après l’élection de… Ronald Reagan.
Nommé par le président Richard Nixon en 1971, Powell siégera à la Cour suprême des États-Unis de 1972 à 1987, où il sera l’auteur d’un arrêt historique en 1978 qui accordait, selon Sirota, des droits aux entreprises leur permettant de dépenser de l’argent dans le but d’influer sur les élections. Elon Musk et son réseau social X, ça vous dit quelque chose ?
Si on tient à la séparation de la religion et de l’État, le nationalisme chrétien promu par le Projet 2025 fait froid dans le dos. Dans une série de reportages publiés cet automne dans la revue Mother Jones, on apprend que, même si des nationalistes chrétiens rêvent de (re)prendre le contrôle de l’Amérique depuis longtemps, le mouvement actuel est en train d’y parvenir par le biais de « ses influenceurs de premier plan, ses liens avec les milices et son omniprésence dans la société civile [qui] révèlent un mouvement radical qui se cache à la vue de tous ».
Ces militants « chrétiennistes » (sont-ils tellement différents des militants « islamistes » tant décriés par les médias occidentaux ?) ne sont pas forcément les mêmes acteurs que ceux qui ont pris le Capitole d’assaut le 6 janvier 2021, mais ils ont rapidement commencé à imposer leur vision — non moins violente — du monde à la Maison-Blanche en entrant par la grande porte de la prétendue démocratie. Rappelons qu’aux États-Unis, plusieurs populations n’ont pas le droit de vote, et qu’avec une participation électorale frôlant les 64 %, ce n’est qu’une très faible pluralité (et non une majorité) qui a élu Trump par l’entremise d’un collège électoral en proie aux distorsions.
Les rêves des uns peuvent être les cauchemars des autres. Lors de son intronisation, le président Trump a évoqué le fameux discours « I Have a Dream » de 1963: « Aujourd’hui, c’est la journée Martin Luther King et […], en son honneur, nous nous efforcerons ensemble de faire de son rêve une réalité. » De quel rêve parle-t-il, exactement ? Et pour qui ? King prônait un rêve d’égalité et de justice pour tout le monde, mais sa pensée évoluait constamment pour l’atteindre. En 1966, deux ans avant son assassinat, il avait déclaré qu’il fallait « une meilleure répartition des richesses et que l’Amérique [devait] peut-être évoluer vers un socialisme démocratique » . Pas exactement le rêve du régime Trump 2.0.
Un an avant son assassinat en 1965, un autre grand militant pour les droits des Noirs, El-Hajj Malik El-Shabazz (Malcolm X), avait proclamé : « Nous ne voyons pas de rêve américain. Nous n’avons connu que le cauchemar américain. » Aujourd’hui, alors que Donald Trump évoque son « rêve américain » (Make America Great Again), le « cauchemar américain » se poursuit pour des populations entières.
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