Négocier en santé sans faire sentir «cheap»

Deux articles récents en décembre 2024 dans la littérature médicale du Journal of the American Medical Association (JAMA) ont suscité ma réflexion. Le premier éditorial, commentant des résultats sur la performance de l’intelligence artificielle (IA) en médecine remettait en question la possibilité que cela permette de réduire la nécessité de l’intervention humaine, voire la surpasse. L’autre commentait la progression de la syndicalisation médicale. Il y a lieu de voir les liens entre ces deux rapports de données.
L’IA a le potentiel réel de faire converger rapidement une quantité invraisemblable de données, de trouver des concordances, de prioriser les probabilités de diagnostics. Est-ce que pour autant on réduira le recours aux médecins ? C’est possible, mais improbable.
Certes, l’IA a la valeur d’assister les médecins à consigner des faits, à proposer des diagnostics, mais 33 ans d’apprentissage de la médecine et de son exercice m’ont surtout exposé les limites intrinsèques de la médecine. Alors que les études médicales n’ont jamais produit autant de données, les statistiques populationnelles (démonstration à l’échelle de la population des traitements développés sur de petits échantillons) statuent que, pour plusieurs patients, l’estimation de l’effet escompté de nos interventions est encore liée à une variabilité/imprévisibilité et que ni l’IA ni le médecin ne peuvent proposer une meilleure voie.
Désolé de le dire ainsi, mais, dans un grand nombre de cas, la médecine s’exerce et se pratique encore avec plus de zones d’ombre que de lumière, plus de gris que de contrastes. C’est en contexte d’incertitude que le développement de l’esprit médical sur des années permet d’inférer ce qui pourrait advenir, de proposer des options de traitement soit face à un diagnostic incertain, soit face à une littérature indécise sur la meilleure voie à suivre. La médecine demande encore aujourd’hui du jugement qui va au-delà des algorithmes de traitement, des recommandations d’experts, des suggestions de ChatGPT.
Pour revenir à l’apport de l’informatique et de l’IA, l’utilisation des dernières années a surtout généré une surcharge de travail pour les médecins. Les dossiers électroniques ont été largement créés pour des fins de gestion administrative plutôt que clinique. Il n’est plus rare que les consultations entre un patient et un médecin soient largement consacrées à remplir des cases sur un ordinateur plutôt qu’à gérer maladie et symptômes.
L’IA pourrait amoindrir cela, mais il faudrait d’abord investir massivement pour améliorer les dossiers électroniques actuels et ne pas se contenter des versions bêta (minimales, sans options) qu’a favorisées le gouvernement depuis des décennies. L’IA obligera aussi les médecins à un raisonnement clinique plus fin, plus acéré. La sollicitation créera un élément de stress professionnel constant et nouveau, encore peu évalué quant à son impact sur les dispensateurs qui sont des humains et pas des machines.
Cela n’est probablement pas étranger à la tendance vers la syndicalisation médicale aux États-Unis depuis dix ans. Épuisement en bonne partie causé par les excès en lien avec les dossiers électroniques, désengagement causé par la perte d’influence voulue par les dirigeants, impuissance implacable face à des ressources manquantes et à une gradation des soins ne suivant pas la littérature scientifique. Les conditions de travail des médecins, et je ne parle pas ici de salaire, se sont dégradées au point que la représentation syndicale doit venir suppléer au fait que la proverbiale hégémonie médicale ne permet plus de garantir des conditions d’exercice qui assurent de donner le meilleur de soi-même aux soins.
Les médecins, dans les hôpitaux, sont réputés jouir de privilèges de pratique. Mais ces privilèges sont notablement bafoués, relégués par des excuses de restrictions des ressources, alors que leurs devoirs, leur « contrat social », ne cessent de s’accentuer et s’élargir. La médecine était décrite auparavant comme une pratique avec une obligation de moyens et pas de résultats. Évidemment de moyens face à la maladie. Maintenant, on parle d’obligation de résultats, en matière de productivité, de rendement, de conformité à des règles administratives élaborées sans grand égard pour la littérature médicale et scientifique. Le déni de la science n’est pas seulement politique…
Au moment où s’amorcent plus véritablement les négociations entre le gouvernement et les fédérations médicales, souvenons-nous que cela ne touche que les émoluments, et pas les conditions de pratique, qui définissent la capacité à donner des soins dans un contexte favorable et sécuritaire pour tous.
On me rapportait récemment que, dans certains hôpitaux, on demandait maintenant aux médecins de faire de plus en plus d’actes d’entretien ménager eux-mêmes dans les bureaux. Certains pourront trouver cela anodin, mais alors qu’on leur demande de se concentrer à faire des diagnostics et d’aviser sur les meilleures façons de favoriser la vie, les administrateurs voient dans le corps médical une cible rendue facile par le plan systématique de dénigrement des médecins, qui tend à les rendre imputables de tout, mais sans pouvoir réel pour influer sur le cours des choses.
Et ce, alors même que les tribunaux imposent plus de responsabilités aux médecins qu’aux hôpitaux dans la plupart des jugements. Il ne serait donc pas étonnant que les fédérations médicales décident rapidement d’intervenir pour protéger leurs membres des excès administratifs qui les touchent au quotidien et qui ont été renforcés par la réforme Dubé l’an dernier.
Le réseau de la santé souffre de bien des écueils avec des responsabilités imputables à plusieurs, dont les médecins. Mais comme le disait Jacques Chirac : prenons garde que notre esprit critique ne se transforme en esprit de dénigrement systématique. Il est trop facile en période de négociation de diaboliser les revendications. L’IA ne remplacera jamais une main tendue, et la cohésion du système de santé importe plus aux patients que des démonstrations de force et de principes.
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