Les leçons de l’échec du modèle américain de vivre-ensemble

La réélection de Donald Trump à la tête des États-Unis et ses politiques concernant l’immigration et les minorités mettent en lumière un modèle américain de vivre-ensemble brisé. Les décrets présidentiels qui remettent en question le droit d’asile et le droit du sol envoient un message préoccupant. Les divisions quasi insolubles de nos voisins sur la définition de leurs valeurs communes et de leur communauté nationale doivent servir de mise en garde pour le Québec : une société ouverte et accueillante exige un engagement soutenu de l’État.
Même si l’histoire des États-Unis est marquée par des épisodes violents, comme l’esclavage, elle ne se résume pas qu’à de sombres chapitres. Le pays a aussi connu un renouveau, marqué par le projet égalitaire et d’ouverture de la Great Society de Lyndon B. Johnson, ainsi qu’une longue tradition favorable à l’immigration. Même le président Ronald Reagan, au début des années 1980, soulignait l’importance d’accueillir les personnes fuyant l’oppression et demandait la légalisation du statut de millions de sans-papiers.
La première présidence de Donald Trump, dès 2016, marque un tournant critique. Exploitant les algorithmes et les réseaux sociaux, il a légitimé les peurs, les frustrations et les méfiances d’une partie de la population, notamment la majorité blanche et chrétienne. Plutôt que de rassembler autour d’une vision positive du « rêve américain », Trump a imposé un projet réactionnaire et diviseur, définissant la « vraie » Amérique comme celle de ses partisans.
Sa fierté nationale repose sur une vision idéalisée et fictive d’une Amérique prétendument grande, expurgée de ses pages sombres, et exclut des groupes comme les immigrants latinos, les minorités sexuelles ou les élites libérales. Bien que tous ses électeurs de 2024 ne partagent pas nécessairement cette vision, Trump a su exploiter leurs inquiétudes, notamment face à l’immigration irrégulière et à la dégradation des conditions de vie.
Le discours et les politiques du président mettent en cause le modèle américain de vivre-ensemble, souvent qualifié de « melting-pot », où des individus aux origines ethniques, culturelles et religieuses différentes se fondent dans une société unifiée en embrassant une identité nationale commune. La division et la polarisation y atteignent des sommets inédits, tandis que des groupes comme les latinos d’immigration récente vivent dans un climat de peur, redoutant une politique massive et arbitraire d’expulsion.
Comme l’a noté le sociologue Gérard Bouchard, l’imaginaire national des États-Unis, l’« American Dream », est en crise. Sans vision commune capable de rassembler au-delà des clivages politiques et identitaires, comment bâtir une démocratie robuste, surtout lorsque les adversaires politiques de Trump sont décrits comme des ennemis intérieurs ?
Un avertissement pour le Québec
Les bouleversements sociaux et politiques observés au sud de la frontière représentent un risque réel de contagion pour le Canada et le Québec. Même si ce dernier reste une société démocratique caractérisée par une cohésion sociale forte, une confiance envers ses institutions, une sécurité publique appréciable, un espace médiatique diversifié et une relative égalité socio-économique, il est sujet à des tensions semblables à celles des États-Unis. Une crise du coût de la vie et de l’accès au logement, une immigration en hausse, des questionnements identitaires ainsi que la polarisation amplifiée par les médias sociaux alimentent les tensions.
En tant que petite nation, l’État québécois a historiquement cherché à concilier les aspirations de sa majorité canadienne-française avec celles de ses minorités ethnoculturelles. Depuis la fin des années 1960, il a élaboré un modèle de vivre-ensemble pluraliste, adapté à sa réalité démographique et linguistique, s’appuyant sur des textes fondamentaux, comme la Charte des droits et libertés de la personne et la Charte de la langue française.
Ce modèle reconnaît l’apport d’une immigration régulée et planifiée au développement économique, ainsi qu’à l’enrichissement culturel et social du Québec. Bien qu’il suscite parfois des critiques, il propose une vision égalitaire et rassembleuse de la nation québécoise, fondée sur des valeurs communes telles que la démocratie, la primauté du français et l’égalité entre les hommes et les femmes.
Pour préserver l’équilibre, il faut valoriser ce qui nous unit, reconnaître nos différences, célébrer notre histoire — même ses zones d’ombre — et promouvoir un discours inclusif sur l’immigration. Le Québec doit éviter une politique de division qui fragiliserait son modèle de vivre-ensemble. L’avenir de notre démocratie repose sur la capacité des décideurs politiques à dépasser les clivages identitaires pour renforcer les valeurs communes qui unissent notre société.
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