L’identité réinventée, ou le Canada à l’épreuve de l’hégémonie américaine

Face à la perspective d’être traité en «51e État», une flamme identitaire se rallume, défiant le scepticisme ambiant, observe l’auteur.
Photo: Getty Images Face à la perspective d’être traité en «51e État», une flamme identitaire se rallume, défiant le scepticisme ambiant, observe l’auteur.

En 2015, Justin Trudeau affirmait que le Canada ne possédait pas d’« identité fondamentale ». Une décennie plus tard, les secousses géopolitiques, les menaces tarifaires, la rhétorique annexionniste de Donald Trump ont provoqué un réveil inattendu : un patriotisme canadien, longtemps relégué au second plan, s’affirme désormais avec une vigueur renouvelée. Ce phénomène dépasse la simple réaction conjoncturelle ; il révèle une quête profonde de singularité face à un voisin dont l’ombre plane depuis des décennies.

Comme l’a souligné M. Trudeau lui-même lors d’une entrevue sur CNN : « Lorsqu’ils tentent de définir leur identité nationale [les Canadiens ont] tendance à dire : “Nous ne sommes pas Américains” », entre autres éléments. Cette distinction, subtile, mais essentielle, façonne aujourd’hui une redéfinition audacieuse de ce que signifie « être Canadien ».

Le sursaut identitaire, catalyseur d’une conscience collective

La proposition d’intégrer le Canada en tant que « 51e État », conjuguée à l’imposition d’un tarif de 25 % sur l’acier et l’aluminium, a déclenché une onde d’indignation dans l’espace public. Les huées retentissant lors de l’exécution de l’hymne national américain au Centre Canadian Tire d’Ottawa et les éditoriaux dénonçant « l’impérialisme économique » témoignent d’une résurgence inédite du patriotisme. Comme le soulignait l’ancien premier ministre Jean Chrétien lors d’une récente entrevue : « Nous pouvons paraître faciles à vivre et doux. Mais ne vous y trompez pas, nous sommes déterminés et coriaces. » Paradoxalement, l’attitude conquérante de Washington ne fissure pas l’unité nationale, mais la renforce, catalysant ainsi une solidarité nouvelle au sein du pays.

Cette résilience collective s’inscrit dans une tradition historique. Ernest Renan, dans Qu’est-ce qu’une nation ?, soulignait que l’identité nationale se nourrit autant d’un héritage commun que d’une volonté de perpétuer ce lien face aux défis externes. Le Canada, habituellement discret sur sa fierté nationale, incarne soudainement cette thèse : la menace économique et culturelle américaine a revitalisé un sentiment d’appartenance que ni le multiculturalisme ni le régionalisme n’avaient su cristalliser.

Brian Lilley, chroniqueur au Toronto Sun, constate d’ailleurs qu’un « patriotisme redevenu cool » s’est emparé de l’élite dirigeante canadienne, illustrant ainsi un véritable renversement paradigmatique.

Un passé d’aliénation pour un Canada dans l’ombre américaine

Pourtant, cette montée du nationalisme se heurte à une réalité où le Canada demeure, en grande partie, tributaire du marché et des investissements venus des États-Unis. Les récents tarifs de 25 % que Trump envisage d’imposer sur l’acier et l’aluminium, déguisés sous couvert de « sécurité nationale », constituent un électrochoc rappelant aux dirigeants que la souveraineté ne se décrète pas, mais se conquiert par des mesures structurelles (protectionnisme sectoriel, fonds souverain, exigence de réciprocité).

L’enjeu dépasse le strict domaine économique : il s’agit de repenser un modèle sociétal qui, tout en entretenant des liens vitaux avec les États-Unis, affirme résolument des valeurs distinctes et singulières.

Le rôle du premier ministre Justin Trudeau dans ce regain nationaliste demeure ambigu. D’un côté, sa démission soudaine a fait la une, mais c’est surtout la figure de Donald Trump qui a, malgré lui, catalysé l’affirmation de l’identité canadienne. Paradoxalement, Trudeau, qui défendait l’idée qu’aucun « courant dominant » ne prévalait au Canada, se trouve aujourd’hui en porte-à-faux par rapport à l’élan patriotique déclenché par l’ingérence américaine.

Selon Benedict Anderson, une nation est une « communauté imaginée » dont l’imaginaire se recompose au gré des secousses géopolitiques. Ce nationalisme naissant pourrait ainsi s’avérer une posture défensive et éphémère, à moins qu’un projet politique concret ne le sublime.

L’émergence d’une identité dans l’épreuve

Alors que les États-Unis mythifient l’« exceptionnalisme » et l’individualisme, le Canada mise sur un récit national axé sur la modération, la diversité et le bien commun. Cette distinction se manifeste dans des politiques publiques emblématiques : assurance-maladie universelle, contrôle strict des armes à feu, financement public de la culture. Même le système éducatif, décentralisé, mais uniformément tourné vers l’équité, contraste avec les inégalités criantes du modèle américain.

L’émergence de ce patriotisme nouvelle vague suscite des paradoxes inédits. Au Québec, bastion traditionnel du souverainisme, les appels à l’indépendance perdent de leur urgence face à une identité canadienne réaffirmée. Comme le notait Jean Chrétien avec ironie, « même le Bloc québécois défend le Canada ! »

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur du défi. La dépendance économique du pays, du secteur alimentaire à la défense, en passant par les plateformes de diffusion en ligne, le rend particulièrement vulnérable dans le cadre d’un partenariat néolibéral. Les huées lors d’un match de hockey ou l’exhortation à « repousser l’impérialisme américain » ne sauraient renverser des décennies de politiques d’ouverture totale aux capitaux et aux entreprises étrangères.

Vers un nouveau pacte national ?

En définitive, l’idée d’un « sursaut nationaliste canadien » paraissait chimérique, tant le pays se voulait pacifique et tolérant. Or, la virulence de Donald Trump et l’impérieuse nécessité de réaffirmer la souveraineté nationale ont déclenché un débat sur le sens d’être canadien au XXIe siècle.

La réponse ne se résume pas à de vains slogans : elle exige une refonte profonde de l’économie, une réorientation des priorités diplomatiques et une volonté politique d’investir dans nos atouts plutôt que de les céder au plus offrant.

Cette émergence patriotique témoigne d’une chose : l’identité se construit lorsqu’on affronte une altérité menaçante. Face à la perspective d’être traité en « 51e État », une flamme identitaire se rallume, défiant le scepticisme ambiant. La question n’est donc pas de savoir si cette flamme patriotique survivra à Trump, mais si le Canada saura en faire une lumière durable, éclairant non seulement ce qu’il rejette, mais surtout ce qu’il aspire à devenir.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo