La gauche et la droite au XXIe siècle

Certes, « gauche » et « droite » sont des notions politiques qui varient avec le temps, et il est clair qu’elles recouvraient, quand elles sont apparues lors de la Révolution française, des réalités fort différentes de celles qu’elles recouvrent maintenant.
Cependant, définir comme on le fait souvent l’opposition gauche-droite actuelle comme une opposition entre une élite de la pensée (ou du diplôme) et une élite de l’argent me semble trop limité — ne serait-ce qu’en raison du rôle passif que cette opposition accorde à la majorité de la population, qui n’appartient à aucune de ces deux élites et qui pourtant vote élection après élection pour des partis de droite ou de gauche.
En fait, je ne crois pas que l’on puisse identifier, du moins trop étroitement, la gauche et la droite à des catégories sociologiques. Droite et gauche s’incarnent plutôt dans des corpus d’idées, qui se traduisent ensuite dans les programmes de partis politiques.
Quelles idées ? Disons, très grossièrement, que la gauche favorise l’égalité des citoyens entre eux et croit au progrès des sociétés, c’est-à-dire à la capacité politique de les transformer pour le mieux, notamment en régulant l’économie (les lois du marché) afin que celle-ci ne génère pas trop d’inégalités sociales ; tandis que la droite penche plutôt du côté du maintien tel quel de l’ordre social, se méfie de progrès qui pourraient ne pas en être et considère que l’économie comme la société dans son ensemble se portent mieux si on laisse les choses aller plutôt que de tenter de les contrôler.
Bien sûr, il faudrait introduire dans cette définition très rapide et trop générale toutes sortes de nuances : par exemple, le fait qu’à l’intérieur de ces deux larges spectres on peut distinguer une gauche réformiste et une gauche révolutionnaire, une droite libérale et une droite conservatrice, etc. — sans même parler d’extrême gauche et d’extrême droite.
Bien sûr aussi, ces idées de droite ou de gauche ne se répartissent pas également au sein des différentes catégories sociales. Les détenteurs de la richesse ont tendance à être plutôt de droite, car l’ordre social existant les favorise. Les classes défavorisées, les membres des professions intellectuelles et les artistes ont tendance à être plutôt de gauche, soit parce que l’ordre social existant ne fonctionne pas en leur faveur, soit parce que sa contestation est partie intégrante de leur vision du monde.
Si l’on veut maintenant analyser sur la base de cette définition — aussi sommaire soit-elle — l’évolution de la gauche et de la droite et du climat politique durant les dernières décennies, il faut partir, je crois, de la période 1980-1990, qui a vu, un peu partout, les partis de la gauche de gouvernement se convertir au libéralisme économique (c’était l’époque de la chute de l’URSS et de la mondialisation triomphante) et abandonner les mesures sociales-démocrates qui avaient fait leur succès. Ces politiques sociales furent remplacées par un engagement en faveur des minorités sexuelles comme de celles issues de l’immigration, ainsi que par l’adoption d’un nouvel ethos, celui de la contre-culture des années 1960. Ce dernier point révèle qu’il y avait aussi derrière cette transformation idéologique une évolution sociologique et générationnelle : les nouveaux militants de ces partis de gauche n’étaient plus issus, comme plusieurs auparavant, du monde ouvrier et du milieu syndical, mais occupaient en règle générale des postes du secteur tertiaire beaucoup plus prestigieux et mieux rémunérés.
C’est ce virage idéologique qui a amené peu à peu une nouvelle répartition de l’électorat, qu’un essayiste comme l’Américain Thomas Frank traduit fort bien dans ses deux essais : Pourquoi les pauvres votent à droite (2004) et Pourquoi les riches votent à gauche (2016). La gauche a perdu un électorat populaire dont elle se désintéressait largement et qui ne partageait ni son nouvel engouement pour les minorités, ni sa culture de la permissivité, ni son antinationalisme. La droite conservatrice n’a alors eu qu’à dénoncer haut et fort certaines lubies contre-culturelles estampillées « de gauche » pour récupérer une partie de cet électorat des classes populaires qui se voyaient, durant la même période, malmenées par les effets de la mondialisation (dont la désindustrialisation).
Cela a eu aussi pour contrecoup une redéfinition du champ politique. Cette nouvelle gauche libérale ne se distinguant plus vraiment du centre droit, soit elle s’est elle-même transformée en un parti centriste (les travaillistes britanniques sous Tony Blair), soit elle a fusionné avec ces partis libéraux de centre droit (en France, notamment, sous la tutelle d’Emmanuel Macron). Elle libérait du coup, sur sa gauche, une place sur l’échiquier politique, qui a promptement été occupée par de nouveaux partis plus « antisystèmes » (Québec solidaire au Québec, La France insoumise dans l’Hexagone, Podemos en Espagne), mais qui ne sont jamais parvenus à unifier la gauche, ce qui n’a plus permis à celle-ci de revenir au pouvoir.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui : la gauche, faute de récupérer un électorat populaire qui lui est de plus en plus réfractaire, ne peut espérer à court terme former une majorité. Dans de nombreux pays, l’alternance ne se fait donc plus qu’entre une droite libérale, qui se drape dans l’oriflamme des droits des minorités et du progrès, et une droite conservatrice, qui tend de plus en plus à appuyer un discours populiste ultra-conservateur, dans la mesure où elle tient à se distinguer de son opposante, dont bien peu de choses la distinguent en réalité, entre autres sur le plan économique.
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