Les fermetures d’Amazon au Québec sont une question de contrôle, pas de coûts

Pour Amazon, les syndicats représentent bien plus qu’un coût dans son bilan, observe l’auteur.
Photo: Ryan Remiorz La Presse canadienne Pour Amazon, les syndicats représentent bien plus qu’un coût dans son bilan, observe l’auteur.

Le 22 janvier, le commerçant multinational Amazon a annoncé qu’il cesserait toutes ses activités au Québec d’ici quelques semaines, fermant ses sept sites et éliminant presque 2000 emplois.

D’après l’entreprise, ces fermetures sont le résultat d’une « revue récente de nos opérations québécoises », mais plusieurs ont rapidement déterminé la motivation probable : une tentative d’éviter la négociation collective avec les 230 travailleurs syndiqués de l’entrepôt DXT4, à Laval.

Le Tribunal administratif du travail avait accrédité le syndicat en mai 2024. Amazon avait porté l’accréditation en appel au mois d’octobre, alléguant que la méthode d’accréditation syndicale énoncée dans le Code du travail du Québec constituait une violation de la Charte canadienne des droits et libertés, mais le tribunal avait rejeté le recours.

Entretemps, Amazon avait entamé des négociations avec les travailleurs de DXT4, qui se sont affiliés à la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Le Code du travail précise que si une entreprise n’arrive pas à entériner une première convention collective avec le syndicat dans un délai donné, elle risque de s’en voir imposer une par l’arbitrage obligatoire.

Au lieu de risquer l’entérinement de ce qui serait la première convention collective parmi toutes ses opérations nord-américaines, Amazon a donc choisi de fermer ses activités québécoises.

Amazon a décidé de fermer l’entièreté de ses opérations québécoises afin d’éviter des litiges devant les tribunaux. Selon un arrêt de la Cour suprême du Canada de 2014 concernant un magasin Walmart à Jonquière fermé en 2005, fermer un lieu de travail pour éviter de négocier avec un syndicat représente une violation du Code du travail du Québec. En fermant tous ses entrepôts au Québec plutôt que seulement celui du DXT4, Amazon se protège de l’accusation d’avoir pris une décision motivée par des buts antisyndicaux.

Un contrôle absolu et souverain

Par-delà les aspects juridiques, la décision d’Amazon envoie un message clair. Elle démontre jusqu’où l’entreprise est prête à aller pour maintenir un contrôle absolu et souverain sur ses lieux de travail.

Comme bon nombre d’employeurs, Amazon attache une importance économique démesurée au maintien du contrôle des lieux de travail — importance qui dépasse souvent les analyses coûts-bénéfice traditionnelles.

En tant qu’entreprise évaluée à plus de 2000 milliards de dollars américains, Amazon pourrait facilement payer les salaires, avantages sociaux, et lieux de travail sécuritaires que revendiquent ses travailleurs. En même temps, Amazon s’occasionne des coûts importants en abandonnant la nouvelle infrastructure qu’elle a bâtie au Québec au cours des cinq dernières années. En plus, on peut estimer qu’un retour à un modèle de livraison basé sur un réseau de sous-traitants pourrait engendrer d’autres coûts en matière de pertes de ventes, vu qu’Amazon a justifié la construction de ses propres entrepôts au Québec en les présentant comme une tentative d’augmenter la vitesse et le volume de ses ventes. Les fermetures ne sont pas une question d’argent.

Non, il s’agit plutôt d’une question de contrôle. Avant tout, la gestion d’Amazon veut maintenir le contrôle sur toute décision liée à l’entreprise — surtout en ce qui concerne ses lieux de travail.

Pourquoi ? Les employeurs comme Amazon valorisent la flexibilité, la capacité de réagir de façon rapide et habile pour répondre aux défis et aux occasions du marché. Un slogan d’entreprise d’Amazon depuis ses débuts est « Grandis vite » (« Get big fast »), ce qui rappelle le slogan célèbre de la Silicon Valley, « Allons vite et cassons des choses » (« Move fast and break things »). Il est certes plus difficile pour une entreprise d’agir de cette manière s’il lui faut d’abord consulter ses travailleurs. Une vision d’entreprise axée sur la vitesse grand V considère les syndicats comme des obstacles en travers du chemin.

Dans le cas particulier d’Amazon, les syndicats contestent aussi sa culture d’entreprise, qui est profondément enracinée. Bien qu’il n’en soit plus le p.-d.g., Amazon demeure la création de Jeff Bezos. L’introduction d’un syndicat irait directement à l’encontre de la vision que Bezos avait de « sa » compagnie, qu’il percevait comme étant « le meilleur employeur de la Terre » (« Earth’s Best Employer ») et « le lieu de travail le plus sécuritaire sur Terre » (« Earth’s Safest Place to Work »). Pour la direction d’Amazon, comme d’ailleurs pour bon nombre d’employeurs, permettre l’enracinement d’un syndicat représenterait un aveu d’échec.

C’est dire que, pour Amazon, les syndicats représentent bien plus qu’un coût dans son bilan. Ils représentent une possibilité de contrôle de son pouvoir souverain. Et un tel contrôle ne peut être toléré.

Créer un contre-pouvoir

La direction d’Amazon connaît très bien la différence que peut faire un contrôle sur l’autorité des grandes sociétés. Le jour même où Amazon a annoncé la fermeture de ses entrepôts au Québec et la perte de presque 2000 emplois, le Syndicat des travailleurs unis de l’automobile (United Auto Workers) a fait sa propre annonce aux États-Unis. Après que le fabricant d’automobiles multinational Stellantis eut tenté de revenir sur sa décision, le syndicat a annoncé qu’il avait contraint l’entreprise à respecter son accord de réouverture d’une usine fermée à Belvidere, dans l’État de l’Illinois, ainsi qu’à réinvestir dans plusieurs autres usines. Cet accord sauvera des milliers d’emplois et revitalisera la communauté de Belvidere, qui a été ravagée par la fermeture de l’usine.

C’est justement ce type de contre-pouvoir qui fait peur à Amazon, et qu’elle tente d’éviter à tout prix. Non pas tant à cause du coût, qu’elle peut bien absorber, mais plutôt parce que ce contre-pouvoir est un affront à l’idée qu’il revient aux gestionnaires de gérer non seulement leurs entreprises, mais aussi leurs travailleurs, les communautés dans lesquelles ils opèrent, voire le monde entier.

Une telle perspective n’est pas nouvelle au sein de la classe des gens d’affaires, mais elle gagne présentement en audace. Elle était pleinement visible la semaine dernière à Washington alors que Bezos s’est joint à ses collègues milliardaires du secteur des nouvelles technologies pour assister à l’intronisation du président américain milliardaire, Donald Trump. Fait révélateur, ces entrepreneurs étaient assis devant les personnes que Trump lui-même a choisies pour faire partie de son cabinet.

Face à une telle concentration de richesse et de pouvoir, que peuvent faire quelques milliers de travailleurs, ici au Québec ? Pas grand-chose s’ils restent tout seuls. Mais ils ne sont pas sans moyens. D’une part, au lieu de prétendre qu’il ne peut pas intervenir dans les décisions d’une société privée, le gouvernement du Québec pourrait ordonner au Tribunal administratif du travail de « suivre le travail » d’Amazon et de donner une accréditation syndicale automatique aux sous-traitants qui assumeront le travail présentement fait dans les entrepôts d’Amazon.

Il pourrait s’appuyer sur l’arrêt de la Cour suprême de 2014 dans l’affaire Walmart pour introduire une action en justice. Pour reprendre ce qu’a affirmé le ministre fédéral de l’Innovation, de la Science et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, il pourrait envoyer le message que « ce n’est pas comme ça qu’on fait des affaires au Canada ».

En fin de compte, une solution durable devra impliquer un mouvement de syndicalisation des travailleurs d’Amazon d’un bout à l’autre de l’Amérique du Nord, à une échelle qu’on n’a pas vue jusqu’à maintenant. Amazon peut facilement mettre de côté quelques entrepôts ici et là, mais l’entreprise n’en dépend pas moins des personnes qu’elle emploie pour livrer ses colis et générer des profits pour ses gestionnaires et ses actionnaires. Un rassemblement massif de travailleurs pourrait créer le contre-pouvoir qu’Amazon tente de prévenir depuis longtemps.

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