Les deux inquiétudes du président Zelensky

Nous manquons encore de recul pour saisir toute la portée et les conséquences des secousses actuelles, mais tout semble indiquer que nous entrons dans une logique similaire à celle qui a présidé à la conférence de Yalta de 1945, écrit l’auteur.
Photo: Service de presse de la présidence ukrainienne via Agence France-Presse Nous manquons encore de recul pour saisir toute la portée et les conséquences des secousses actuelles, mais tout semble indiquer que nous entrons dans une logique similaire à celle qui a présidé à la conférence de Yalta de 1945, écrit l’auteur.

La négociation pour mettre fin à la guerre en Ukraine a donc commencé, et sans les Ukrainiens. Le président Donald Trump a déclaré il y a quelques jours que son gouvernement avait eu des discussions « très sérieuses » avec la Russie et que lui et Vladimir Poutine pourraient bientôt prendre des mesures significatives pour mettre fin au conflit.

S’agit-il encore là d’une de ses postures rhétoriques dont il a le secret et qui oscillent entre vérité, mensonge et manipulation ? Nous sommes dans le flou. En tout cas, on le saura assez vite, car l’envoyé spécial américain pour ce conflit, le général Keith Kellogg, a jusqu’au début avril pour trouver une formule pouvant mener à la paix.

Les Ukrainiens, eux, ne semblent pas informés de ces discussions. Du moins, ni Trump ni Kellogg n’en font mention. Rien de rassurant pour le président Volodymyr Zelensky, qui cherche désespérément à éviter à l’Ukraine d’être sacrifiée sur l’autel d’une realpolitik qui, par le passé, a laissé de nombreux petits pays écrasés par les intérêts des grandes puissances. Mardi, voulant sans doute court-circuiter les manœuvres américaines, il s’est dit soudainement prêt à négocier directement avec Poutine, même si un décret signé de sa main exclut toute négociation avec le président russe.

Dernièrement, le président ukrainien a redit sur toutes les tribunes qu’il craignait que l’Ukraine n’occupe pas une place centrale lors de négociations sur un cessez-le-feu ou un accord de paix et que son territoire ne puisse pas compter sur une force militaire pour faire respecter un accord et protéger le pays d’une autre attaque russe. Zelensky a parfaitement raison d’insister sur ces deux aspects s’il veut assurer la survie du territoire qu’il contrôle encore. Malheureusement, dans les deux cas, il n’obtiendra pas complète satisfaction.

Les impératifs politiques à Washington et à Moscou jouent contre l’Ukraine. Trump veut en finir avec cette guerre pour se tourner vers l’Asie et vers la consolidation de la zone d’influence américaine en Amérique du Nord. Poutine ne lâchera pas une parcelle du territoire ukrainien annexé depuis 2014. L’un est pressé, l’autre a tout son temps, du moins sur le court terme. Ils finiront par s’entendre sur un plan dont on connaît déjà les contours : une Ukraine hors de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et amputée de 20 % de son territoire. Kiev et les Européens n’auront d’autre choix que d’accepter ce compromis.

Si la diplomatie peut produire un accord, elle a besoin du glaive pour le faire respecter. Cet instrument pourrait prendre la forme d’une force qui se déploierait après la cessation des combats. Zelensky ne réclame pas moins de 200 000 militaires étrangers (plus les troupes ukrainiennes) pour garantir la sécurité du pays. À l’évidence, c’est un scénario dont on discute actuellement dans les capitales européennes. Or, avant même d’évoquer le nombre de militaires étrangers composant cette force, encore faudrait-il savoir sous quel drapeau ils agiront et avec quel mandat. Il existe plusieurs options : une force de l’OTAN, une force européenne ou une mission de l’ONU.

On voit tout de suite les difficultés. La Russie n’acceptera jamais une force de l’OTAN ; c’est donc exclu. Une force européenne devrait bénéficier d’un équipement lourd pour défendre le pays et, surtout, de l’apport des États-Unis. Si c’était le cas, elle ne serait pas différente de l’OTAN. De plus, fidèles à leurs habitudes, les États-Unis refuseraient d’y participer à moins de tout contrôler. On voit d’ici les chamaillages entre Washington et Bruxelles dans un contexte où les Américains perdent déjà patience envers l’Europe. Et c’est sans compter que Poutine s’y opposerait.

Il reste l’ONU, où les obstacles ne sont pas négligeables, comme le veto russe à toute résolution créant une mission de paix. Le format « mission de Casques bleus » a son intérêt, mais les Ukrainiens risquent d’en être déçus. Le Conseil de sécurité doit s’entendre sur un mandat, et celui-ci manquera de robustesse, car c’est à ce prix que les Russes voteront en sa faveur. La mission en Ukraine se retrouverait face aux Russes comme la mission de l’ONU dans le sud du Liban face aux Israéliens, qui n’hésitent jamais à l’attaquer.

Les zones d’influence

Le gouvernement ukrainien a, selon moi, commis une double erreur en 2022. En avril, les Ukrainiens avaient conclu avec les Russes un accord, imparfait, certes, qui aurait mis fin aux combats et sans doute au conflit. Les Ukrainiens ont finalement reculé. Quelques mois plus tard, alors que les Ukrainiens gagnaient sur le terrain, le chef des armées américaines, le général Milley, a poussé l’idée de pourparlers de paix.

En novembre 2022, il a constaté que « la probabilité d’une victoire militaire ukrainienne, consistant à chasser les Russes de toute l’Ukraine, y compris de la […] Crimée, n’[était] pas élevée, militairement parlant », et affirmé qu’« il [pouvait] y avoir une solution politique où les Russes se retirent ». « C’est possible », a souligné le militaire, qui a lancé aux Ukrainiens : « Quand il y a une occasion de négocier, quand la paix peut être atteinte, saisissez-la. »

Les Ukrainiens ont rejeté la proposition sur les conseils du secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a révélé il y a peu le New York Times. Aujourd’hui, c’est un retour à la case départ, mais dans des conditions très défavorables à l’Ukraine. Même le chef du service de sécurité de l’Ukraine avouait récemment que son pays avait besoin de négociations de paix bientôt.

Ce qui se passe en Ukraine ne peut être décontextualisé des événements qui se déroulent ailleurs. Nous manquons encore de recul pour saisir toute la portée et les conséquences des secousses actuelles, mais tout semble indiquer que nous entrons dans une logique similaire à celle qui a présidé à la conférence de Yalta de 1945. Les Grands cartographient leur zone d’influence et se moquent des souverainetés nationales. Tragiquement, l’Ukraine en fait et en fera les frais.

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