Culture Inc. et le sort des artistes, ou de l’importance de regarder la réalité en face

Le Devoir faisait récemment état de la rémunération enviable des six membres du Groupe de travail sur l’avenir de l’audiovisuel au Québec chargé de repenser le financement et le fonctionnement de cette industrie. On évoquait aussi le profond malaise ressenti par plusieurs, dans un milieu plus désargenté que jamais alors que le ministère de la Culture rétorquait que les honoraires sont justifiés par l’expertise des personnes choisies et par la portée du mandat qu’elles ont reçu.
Rien de nouveau sous le soleil : au Québec, l’industrie culturelle est souvent considérée comme la vraie affaire avec les fameuses « jobs payantes », alors que les arts et les artistes représentent une source de dépense publique à mieux administrer. L’article rapportait d’ailleurs des propos mille fois répétés, cette fois-ci par le vice-président du Groupe de travail : « L’audiovisuel a contribué à développer un vedettariat qui fait l’envie du Canada anglais et qui a contribué à nourrir tout l’écosystème culturel québécois. »
Or, il convient sans doute de se demander si ces propos sont encore vrais, surtout en ce qui concerne l’influx positif et structurant dans notre écosystème. Il faut se demander si nos entreprises de l’audiovisuel sont vraiment la locomotive qui traîne les wagons de la culture populaire authentique à laquelle nous tenons tant, tout comme ceux de la création artistique sous toutes ses formes. Il faut aussi savoir quelle est la proportion de nos artistes qui sont toujours du voyage et celle qui est laissée en rade sur les quais des gares qui verront de moins en moins le train passer.
Il est tout à fait vrai que le financement et la fréquentation de nos productions audiovisuelles sont sérieusement mis à mal par les géants du numérique, dont le pouvoir, l’influence et les moyens sont décuplés avec le retour de Donald Trump, et qu’il faut impérativement revoir un modèle en bout de course. Cependant, cet examen ne peut pas être réduit à la recherche d’une nouvelle stratégie industrielle en oubliant ou en ne mettant pas au cœur de la réflexion les artistes qui créent et réalisent les contenus et les interprètes dont les performances nous captivent.
Et si la crise à résoudre ne dépendait pas uniquement de la disruption numérique, mais aussi de la marginalisation progressive des créatrices et des créateurs au profit des maisons de production à succès et des formats de diffusion ? Et si le financement public servait d’abord et avant tout à augmenter la capitalisation d’entreprises moins morcelées et éphémères capables d’assumer leurs obligations à plus long terme, en comparaison aux artistes et aux travailleurs culturels ? Et si le peu de cas faits du sort des artistes qui sont exclus du vedettariat minait les solidarités du milieu dont on aura besoin pour se sortir de la crise actuelle ?
Quand la rentabilité ou l’équilibre budgétaire repose sur l’absence de droits des artistes
Un écosystème sain et résilient se crée, se développe et se transforme constamment pour assurer la survie de toutes celles et de tous ceux qui en font partie. Une chaîne industrielle où chacun des maillons se déresponsabilise de l’autre n’est pas un écosystème.
Le sociologue français Pierre-Michel Menger observe avec raison que « les employeurs ont avantage à disposer d’une vaste armée de réserve, pour payer le travail artistique au moindre coût et rester libres de rechercher et de promouvoir sans cesse de nouveaux talents. » Il précise même que « l’existence d’une main-d’œuvre surabondante et sa concentration dans les métropoles […] ont permis aux entrepreneurs culturels de résister longtemps aux revendications des personnels artistiques et de jouer l’individualisation des relations contractuelles nouées sur un marché du travail aussi instable pour ne sacrifier progressivement qu’une partie de leur pouvoir de négociation individuel avec chaque auteur ou créateur ».
Ce constat de Menger vaut malheureusement aussi pour une bonne partie des organismes du secteur des arts, sans but lucratif.
L’ignorance d’obligations universelles à l’égard des artistes est trop répandue et elle est objectivement encouragée par le manque de ressources, la taille réduite des organismes, l’absence de contrats en bonne et due forme et la portée trop limitée du champ d’application des syndicats d’artistes. À cela s’ajoute, bien sûr, l’absence d’un filet de sécurité sociale minimal pour une très grande partie des artistes et des travailleurs de la culture auxquels on accorde un statut de travailleur autonome qui est potentiellement avantageux pour ceux qui ont une activité professionnelle lucrative, mais qui est un boulet pour ceux qui travaillent d’une façon intermittente et souvent mal rémunérée. Être travailleur autonome pour trop d’artistes signifie être privé des droits du travail les plus élémentaires.
Penser au bien commun, se sortir ensemble d’une crise qui ne peut qu’empirer si rien ne change
Le secteur culturel québécois est en crise. Presque tous les secteurs sont touchés, et ceux qui sont encore épargnés seront bientôt entraînés dans une spirale descendante. Bien que ce soit souhaitable dans l’immédiat pour éviter l’effondrement, il est irréaliste de penser qu’il suffira d’ajouter quelques dizaines de millions de dollars dans les organismes subventionnaires pour continuer comme avant la pandémie ou comme avant l’hégémonie des géants numériques.
Nous ne reviendrons dans ce monde qui n’était d’ailleurs pas l’eldorado qu’on semble parfois évoquer.
Aux grands maux les grands moyens ! On ne peut plus continuer de dissocier le financement et le fonctionnement des entreprises culturelles et des organismes artistiques et le traitement digne et responsable des milliers d’artistes et de travailleurs culturels qui ne pourront jamais connaître le plein-emploi. Financement public et filet de sécurité sociale vont de pair pour que le secteur culturel puisse être l’écosystème dont nous avons besoin comme société.
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