Consolider notre secteur culturel pour défendre notre modèle de société

L’arrivée au pouvoir de Donald Trump et de la poignée de multimilliardaires aux appétits insatiables de profits et de contrôle des esprits et des comportements de leurs contemporains ne présage rien de bon pour notre avenir collectif.
Ce qui est en cause dépasse très largement les sévères perturbations du commerce, de l’économie et de l’ordre politique mondial.
Des principes qui ont fait l’objet de déclarations, de traités ou d’accords au terme d’innombrables négociations en réponse aux pressions des peuples de tous les continents depuis presque 100 ans sont rejetés du revers de la main par ce président qui affirme sans nuance une volonté de conquête qui n’épargnera aucune humiliation à ceux qui en feront les frais.
C’est aussi, et peut-être surtout, une guerre culturelle réactionnaire totale qui s’amorce dans la fureur et la précipitation, et son déploiement ne se limitera pas aux États-Unis.
De ce côté-ci de la frontière nord, on se demande comment résister à la volonté d’effacement brutal de nos choix de société. C’est la question qui redéfinit le débat politique dans un Canada forcé d’admettre que l’idée du 51e État n’est pas qu’une lubie passagère lancée informellement à l’occasion d’un souper à Mar-a-Lago. Or, l’articulation d’une réponse cohérente et partagée à l’échelle du pays sera complexe, sinon quasi impossible, tant pour des raisons politiques que culturelles.
Mais il faut reconnaître que le Québec, lui, est encore plus immédiatement concerné, précisément à cause de tout ce qui le distingue, notamment sur le plan linguistique et culturel. C’est bien ici que l’écart entre le nouveau cauchemar américain défini par Trump et la réalité quotidienne d’une population protégée par un filet social réel sera le plus tranché et lourd de conséquences à court et à long terme.
La culture comme premier et dernier rempart
La défense de nos capacités d’exporter des matières premières et des produits manufacturés apparaît comme la priorité absolue du gouvernement, qui s’est déjà engagé à aider les entreprises qui pâtiront des décisions tarifaires américaines. On reprend, sans doute avec raison, certains thèmes du discours de l’État protecteur qui avaient été remisés dans un grand placard à la fin de la pandémie, mais on les limite à la seule balance commerciale du Québec.
Pendant ce temps, notre secteur culturel s’enfonce dans une crise qui ne pourra que s’aggraver avec la conquête américaine ravivée du marché mondial du divertissement et les virages d’austérité qui s’esquissent partout, sans parler du recentrage du rôle de l’État qu’on promet à la veille des élections fédérales.
Les signes de l’ampleur de cette crise s’additionnent : des artistes manifestent dans les rues pour demander la consolidation et l’augmentation du budget du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), un de nos plus prestigieux orchestres doit couper des concerts déjà prévus, et on s’interroge même sur la pertinence de continuer de faire des choix de programmation audacieux. Au moment où elles lèvent le voile sur la prochaine année, de nombreuses institutions culturelles annoncent des saisons réduites et des compressions qui ne peuvent qu’aggraver le manque de travail disponible pour les artistes et les travailleurs culturels.
Les coups de frein brutaux ne sont certainement pas la meilleure façon d’atteindre un nouvel équilibre entre la demande et l’offre en culture.
Dans son reportage sur la dernière manifestation qui s’est déroulée dans un froid glacial, Le Devoir rapportait ces paroles d’un des organisateurs à propos du ministre Mathieu Lacombe : « On lui fait confiance. Il nous a dit qu’il était de notre bord. » Je n’ai aucune raison de ne pas être d’accord avec lui. D’ailleurs, le ministre, cité dans le même article, déclarait : « Je comprends leurs revendications », tout en ajoutant qu’il faut « se demander comment cet argent-là est dépensé ». Si par « cet argent-là », il désignait tout ce qui est investi en culture et non pas seulement dans les arts, il a parfaitement raison.
Le ministre a aussi dû préciser que « c’est bien certain que tous les ministres dans tous les ministères voudraient voir leur budget augmenter… Malheureusement, ce n’est pas possible sans augmenter les taxes et les impôts de façon importante. »
Le problème d’un ministère ou celui de toute une société ?
La bonne foi du ministre de la Culture n’est pas en cause. D’ailleurs, tous les ministres de la Culture du Québec que j’ai connus depuis 45 ans se sont battus à leur façon pour que leur ministère ait les moyens de la mission qui lui est confiée. Et nous avons progressé, lentement mais sûrement, d’un gouvernement à l’autre.
Cependant, les circonstances actuelles sont extraordinaires. Elles les sont sur le plan de notre modèle économique ébranlé par le président Trump et sa puissante coterie, mais elles le sont encore plus profondément pour nos choix de société et pour les valeurs qui les sous-tendent.
Le secteur culturel est le premier et le dernier rempart contre la déferlante déstabilisante et destructrice qui s’annonce. Il faut le consolider.
Il faut bien sûr que le ministre de la Culture voie aux affaires courantes et poursuive les chantiers stratégiques qu’il a lancés. Mais c’est toute la société québécoise qui doit être interpellée et mobilisée pour défendre son caractère distinct et miser sur la créativité, l’imagination et la compétence de ses artistes et de ses institutions culturelles pour y parvenir.
Loin de nous ruiner, choisir cette voie nous enrichira collectivement en nous inscrivant dans une logique de développement humain durable.
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