Un cheval de Troie numérique

«Il est grand temps pour le Canada de se reprendre en main, d’assumer pleinement sa souveraineté et de mettre au pas ces barons voleurs de données», dit l’auteur.
Photo: Nicolas Tucat Agence France-Presse «Il est grand temps pour le Canada de se reprendre en main, d’assumer pleinement sa souveraineté et de mettre au pas ces barons voleurs de données», dit l’auteur.

Justin Trudeau, Pierre Poilievre, Mélanie Joly, Jagmeet Singh, etc., répondent à Donald Trump et à ses menaces contre le Canada… sur X, réseau de communication privé, qui appartient à un certain Elon Musk, milliardaire égocentrique et nouveau conseiller du futur président des États-Unis.

N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

D’autant plus que ce même Elon Musk ne se prive pas d’abreuver, par ce canal, le premier ministre du Canada d’injures, le traitant tour à tour d’« abruti », de « pantin insupportable » ou de « fille » (il faut croire que ce terme est une insulte aux yeux de ce misogyne invétéré). Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour M. Trudeau, mais en insultant ainsi le premier ministre du Canada, et en le qualifiant à répétition de « gouverneur », c’est à la dignité du Canada tout entier que s’en prend Elon Musk, et donc à tous les citoyens de ce pays.

Il est alors pour le moins gênant que nos ministres, nos politiciens et nous-mêmes continuions pendant ce temps à faire gagner de l’argent à ce sinistre personnage, dont le pouvoir tient pour une bonne part à notre complaisance à son égard. En publiant des messages sur X, nous lui offrons gratuitement le contenu et l’audience sans lesquels ce réseau que l’on dit « social » ne serait qu’une coquille vide, un gueuloir dans lequel son propriétaire et ses quelques amis pourraient continuer à faire étalage de leurs élucubrations géostratégiques et de leurs grossièretés de cour d’école sans que personne n’y prête attention.

On nourrit ainsi la bête, cette machine à réactions épidermiques traduites en petites phrases qui ne suscite parmi nous qu’une culture de l’exagération rhétorique, de l’agressivité, de l’insulte et du mensonge, et transforme tous nos débats en vulgaires foires d’empoigne. On contribue aussi à flatter l’ego démesuré de son propriétaire, qui a, depuis qu’il s’est payé Twitter, fait modifier les algorithmes de ce réseau de façon que ses propres messages (ou ceux qu’il favorise) apparaissent en priorité à ses utilisateurs.

Il a de ce fait transformé Twitter, depuis renommé X, en une formidable machine de propagande au service de ses propres ambitions (et intérêts) et de celles (et ceux) de son allié Donald Trump, du mouvement MAGA (Make America Great Again) et de l’impérialisme américain.

Si nous nous soucions réellement des risques d’ingérence étrangère, cet accès direct que s’est offert Elon Musk à des millions de citoyens canadiens, auprès de qui il peut presque journellement instiller son idéologie malveillante, apparaît aujourd’hui comme une menace bien plus concrète pour nos institutions démocratiques que les ingérences ou tentatives d’ingérence chinoises, russes ou indiennes dans nos affaires internes. D’autant plus que Musk peut être tenu pour le porte-parole d’une puissance étrangère que l’on doit dorénavant considérer comme menaçante et hostile.

Par le passé, le Canada, comme la très grande majorité des pays de la planète, a naïvement abandonné à des firmes privées, toutes ou presque étasuniennes, des pans entiers de son secteur médiatique. Il leur a ainsi permis de prospérer quasiment en dehors de tout contrôle, jusqu’à devenir monopolistiques et tentaculaires, en pillant les données de ses citoyens et en s’emparant de la part du lion des budgets publicitaires locaux, et ce, alors même que ces compagnies faisaient fi de sa souveraineté et méprisaient ses lois.

Il est grand temps pour le Canada de se reprendre en main, d’assumer pleinement sa souveraineté et de mettre au pas ces barons voleurs de données.

Bref, de cesser de nourrir la bête pour plutôt la dompter.

Ses responsables politiques pourraient même devenir les chefs de file d’un mouvement international de désactivation de leurs comptes sur cette plateforme qui est devenue une arme de propagande massive anticanadienne et antidémocratique.

Car communiquer sur X avec ses administrés ou avec ses concitoyens, c’est agir comme les Troyens de la fable, qui abattirent eux-mêmes les murailles protectrices de leur cité pour y faire entrer le gigantesque cheval de bois apparemment abandonné « gratuitement » sur la plage par les Achéens.

On sait comment tout cela a fini.

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