Du bon usage de la rémunération médicale en première ligne

À la création du réseau de la santé, en 1970, le résultat de la négociation avec les omnipraticiens se résume comme suit : les médecins en privé recevraient, en plus de la rémunération pour leur acte, un supplément de 30 % permettant essentiellement de couvrir les frais d’exploitation (bureau et secrétariat). Les CLSC devraient, à même leur budget, permettre le travail des médecins qui y seraient salariés. Des CLSC ont refusé assez longtemps de fournir des services médicaux en raison de ce manque de financement. Peu de médecins ont voulu s’intégrer au réseau des CLSC pour la même raison et par crainte de perdre le contrôle de leur pratique.
Il a fallu plus de 30 ans de tergiversations avant d’amorcer la mise en place d’une nouvelle dynamique avec l’implantation des Groupes de médecine familiale (GMF), puis des cliniques-réseau pour l’accessibilité aux services d’urgence mineure. Ceux-ci visent à fournir des ressources supplémentaires (forfait de prise en charge, infirmières, informatique et secrétariat) afin d’améliorer l’accessibilité des services. Toutefois, la rémunération à l’acte, et le supplément de 30 % se maintiennent pendant qu’ailleurs, notamment en Ontario, la rémunération par patient (paiement pour la dispensation de l’ensemble des services à une population tenant compte de la morbidité) ainsi que l’introduction de nouveaux intervenants (dont les infirmières praticiennes) est déjà en implantation depuis de plusieurs années.
En 2002, soit au début du projet GMF, le ministère de la Santé et des Services sociaux accorde aussi à tous les médecins de famille des forfaits d’inscription pour différentes clientèles sans obligation de fidélisation de cette clientèle inscrite. Ces forfaits s’étendront à l’ensemble des patients au fil des années. Le ministre Gaétan Barrette viendra, bien que de manière discutable, exiger une fidélisation de la clientèle.
L’objectif de ces allocations de ressources est d’améliorer l’accessibilité aux services en ajoutant aux 30 % alloués au médecin pour assumer les frais fixes associés à sa pratique. Rappelons que les 30 % en question ne font l’objet d’aucun audit de la part de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) sur l’utilisation de ces ressources financières.
Depuis, malgré une augmentation importante du nombre de médecins, en chiffres absolus (23 000 contre 16 000 en 2002) et relativement à la population, l’accessibilité au médecin de famille ne s’améliore pas. La bataille pour l’accès à leurs services prend des formes plus qu’inquiétantes, dont les suivantes :
— Plusieurs places en formation en résidence pour la médecine familiale demeurent souvent vides, notamment en raison des obligations de la discipline (choix du lieu de pratique, horaires défavorables, étendue des connaissances à maintenir, exigences contractuelles encadrant la pratique, etc.).
— Afin d’attirer des candidats, certaines cliniques privées permettent aux médecins de conserver une portion de la rémunération (les 30 % mentionnés au début de cet article), entre autres parce que les médecins en place souhaitent transférer leur patientèle à l’orée de leur retraite, ou parce que la clinique a avantage à augmenter sa clientèle compte tenu de son modèle d’affaires (accès au laboratoire, à l’imagerie et à la pharmacie sur place par exemple). La rémunération du médecin augmente sans qu’augmentent les services.
— Le modèle coopératif a pris une ampleur importante et compte sur le fait de remettre une grande proportion ou la totalité des 30 % aux médecins recrutés, en plus de mettre en place une organisation de services améliorée pour le médecin. Les coopérants évaluent qu’il est plus avantageux de s’assurer ainsi des services et/ou d’éviter des déplacements fréquents et laborieux pour certains. La rémunération augmente à l’avantage d’une communauté au détriment des autres.
— La pratique privée (hors RAMQ), pour laquelle le patient paie la totalité des sommes demandées par le médecin pour ses services, s’est développée de manière très inquiétante au Québec.
— Un rapport de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux sollicité par le ministre suggère l’idée de désinscrire des patients (ceux en bonne santé) pour mieux inscrire les patients vulnérables. En dehors des aspects éthiques et légaux en créant deux classes de personnes assurées, le ministre pourrait créer une bureaucratie lourde et très irritante (il faudra définir la classe de chacun et affronter les poursuites judiciaires qui suivront).
— Le gouvernement jongle avec la possibilité d’imposer au nouveau médecin de pratiquer dans le système public en début de pratique. Ce genre de mesure ne risque-t-elle pas de mettre de l’eau au moulin de ce qui cause les problèmes d’accès aux services de santé ?
Pourquoi ne pourrait-on pas, avant toute chose, revoir l’utilisation des 30 % alloués au soutien à la pratique médicale et les conséquences des migrations des professionnels des services de santé vers le privé ? Plusieurs des problèmes d’accès présentés par l’organisation médicale se posent aussi pour d’autres professionnels (physiothérapie, nutrition, orthophonie, psychologie, etc.).
L’objectif est simple : maximiser l’intégration de ressources avec l’équipe médicale afin d’augmenter l’accessibilité.
Peut-on simplement faire ceci :
1. Remettre les 30 % en question aux cliniques où les services sont rendus et s’assurer de leur utilisation appropriée ? Cela représente des changements d’utilisation de sommes considérables, mais favoriserait les cliniques les plus efficaces, ce qui permettrait de donner accès à un plus grand nombre de patients. Une période de transition est inéluctable, mais l’augmentation des personnes inscrites auprès du médecin de famille qui s’ensuivra permettra un nouvel équilibre de la rémunération. Dans l’éventualité où la rémunération par patient s’installerait au Québec, cette mesure perdrait graduellement sa pertinence, mais cette éventualité est encore assez lointaine.
2. Considérer la création d’ajustements fiscaux à l’endroit des professionnels qui œuvrent en privé. À plusieurs égards, la migration de professionnels en première ligne vers le privé augmente la pression sur les services en place. Les services privés excluant d’emblée les personnes ne pouvant assumer ces frais ne tiennent pas compte du contrat social tacite associé aux coûts de la formation. De plus, les services privés n’assument pas nécessairement la continuité des services en heures défavorables ou en urgence mineure. Cet ajustement serait pertinent pour tout professionnel en privé dans le domaine de la santé.
3. Intégrer la RAMQ dans la nouvelle Agence Santé Québec. L’organisation des services est intimement liée à la rémunération médicale. Et vice versa. Il est difficile de comprendre pourquoi la RAMQ dépend du ministre dans la nouvelle dynamique.
4. Intégrer des médecins de famille représentant l’ensemble des praticiens en première ligne au conseil d’administration de l’Agence Santé Québec. La réussite de modèles performants en organisation des services de santé dépend de la collaboration étroite avec les médecins de famille et l’ensemble des médecins. La situation actuelle ne vient-elle pas répéter les erreurs qui ont été faites lors de la création du réseau public ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.