Bienvenue dans la trumpisation du monde

Donald Trump dans le Bureau ovale, le 13 février 2025
Photo: Andrew Caballero-Reynolds Agence France-Presse Donald Trump dans le Bureau ovale, le 13 février 2025

Ce qui est en train de se passer semble par certains aspects irréel tant les propos, les plans et les actes du président d’une des plus grandes puissances sinon la plus grande, fût-ce en déclin, bouscule radicalement l’ordre du monde, comme si ce que cherchait à faire Trump était d’inaugurer un nouvel ordre en suscitant d’abord le chaos. En violant le droit international, en contestant la légitimité de son propre système judiciaire, en se retirant de l’aide internationale et en s’attaquant à la Cour pénale internationale, en laissant planer le spectre d’agressions géopolitiques tous azimuts, il autorise du même coup ses concurrents à entrer dans ce bal guerrier sans réserve, et leurs satellites, comme les siens propres, à prendre le même tournant autoritaire.

Ce qui m’amène à dire : de quoi Donald Trump est-il le nom ?

Son plan pour Gaza, qui a soulevé un tollé tant il banalise crimes de guerre et nettoyage ethnique, offre une clé de réponse. Il est certes en parfaite syntonie avec le gouvernement israélien, qui refuse toute solution politique à la question palestinienne autre que son invisibilisation ou la répression, et plus encore avec sa frange d’extrême droite, qui voudrait éradiquer la population palestinienne non seulement de Gaza, mais de tous les territoires occupés. Mais si on écarte ces visées extrémistes, l’une fondée sur l’idéologie sioniste, l’autre sur une lecture fondamentaliste de la Bible, peut-on trouver une logique à ce plan ?

Or, si l’on y pense bien, le plan aurait pu être conçu par un ChatGPT tant il reflète la conception du monde sous-jacente à l’intelligence artificielle et à la cybernétique. En effet, dans cet univers algorithmique, la carte géographique (le territoire modélisé en vue de résoudre un problème) tient lieu sans le reste du paysage (le territoire réel). Seul ce qui est calculable et mathématisable est retenu comme réel, le reste n’est que du bruit de fond. Ainsi, la pensée décontextualisée, désincarnée et strictement instrumentale peut être conçue indépendamment du corps — on peut souhaiter aussi la déplacer à terme dans un ordinateur, comme en rêve le mouvement transhumaniste.

Dans la même logique, il est ainsi tout à fait concevable de déplacer « innocemment » tout un peuple de son territoire, la pesanteur historique, matérielle et culturelle — subjective — des corps n’étant qu’un détail anodin, comme s’il s’agissait d’une marchandise quelconque.

Donne aussi à penser ce par quoi Trump envisage le remplacement des Gazaouis. Une fois le territoire dépouillé de son humanité, il sera revêtu des habits chics des élites mondiales qui y viendront en touristes jouir de leur pouvoir et de leur richesse.

Ici, Gaza est l’image de notre planète vouée aux gémonies des catastrophes écologiques qui viennent. Les ruines sans précédent sont prétexte à la fuite en avant dans l’American way of life. L’overclass, incapable de se résoudre à penser en dehors des cadres du profit, de la jouissance à tous crins et de la production déchaînée de marchandises, tourne le dos à une remise en cause du dispositif sociétal à la source de la dégradation écosystémique et mise au contraire sur un monde toujours plus régit par les idoles de l’argent et la technique. Elle est soutenue dans son délire par sa foi en son pouvoir qui, même si elle échoue à résoudre la crise, saura — espère-t-elle — ériger des « bulles » étant réservées aux riches, la préservant des affres climatiques et environnementales qui seront le lot du reste de la population.

L’insistance de Donald Trump à poser son plan comme « la » solution, en radicalisant même ses propos (il n’y aurait pas droit de retour), montre que le langage politique devient lui-même une arme de guerre visant la banalisation du mal, l’un des piliers de la domination fasciste, qui consiste à se décharger de sa responsabilité et de sa conscience sur une autorité qui en assume seule l’horreur. Ce phénomène en Allemagne nazie a été bien analysé par Viktor Klemperer dans La langue du Troisième Reich. Il prend d’ores et déjà appui sur la banalisation de la déshumanisation en cours, mise en scène par l’étendue incommensurable des ruines, des massacres, des conditions inhumaines de vie à Gaza qui ne soulèvent aucune réaction concrète pour y mettre un terme.

La figure de Trump est effrayante, car elle a les traits d’un monde possible en gestation : un techno-fascisme dans lequel le mépris de la vie est « naturel », celle-ci étant subordonnée à une idéologie mortifère toute-puissante et au chef charismatique qui l’incarne. Caractérisé par un patriotisme exacerbé, une volonté de puissance — virile, militaro-étatique —, des boucs émissaires désignés comme ennemis intérieurs, des séides dociles et dévoués, un autoritarisme décomplexé et le cri des phalanges : Viva la muerte.

Seule véritable variante du fascisme classique : au-dessus de l’État totalitaire, le pouvoir des grandes sociétés techno-financières et leur capacité sans précédent de diffusion et d’intériorisation de la propagande qui aurait fait rêver Goebbels. Le philosophe Walter Benjamin en dévoile l’esprit : l’humanité est devenue si étrangère à elle-même qu’elle réussit à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.

Bienvenue dans la trumpisation du monde. L’épouvante qu’elle fait naître a cependant une vertu, celle de nous éveiller d’une torpeur létale.

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