Bienvenue à l’ère du techno-fascisme

Le virage à droite des milliardaires et dirigeants des GAFAM qui célèbrent l’arrivée de Donald Trump participe au «techno- fascisme», selon l’auteur.
Photo: Julia Demaree Nikhinson Associated Press Le virage à droite des milliardaires et dirigeants des GAFAM qui célèbrent l’arrivée de Donald Trump participe au «techno- fascisme», selon l’auteur.

Le mouvement Make America Great Again (MAGA) et ses liens avec la Silicon Valley ont fait naître le « techno-fascisme ». Cette expression peut paraître rigolote ou exagérée, mais elle n’a jamais été aussi près de la réalité.

L’arrivée au pouvoir de Donald Trump avec un mandat autoritaire et ultra-conservateur aligné sur le Projet 2025, le virage à droite des milliardaires et dirigeants des GAFAM qui célèbrent l’arrivée du nouveau président, le décret annulant la réglementation de l’intelligence artificielle (IA), le financement du projet Stargate à 500 milliards de dollars, tout cela participe d’un même mouvement.

Cela mène à une crise profonde de la démocratie libérale, jumelée à une mutation du capitalisme algorithmique, qui n’a plus besoin de son vernis démocratique et inclusif pour fonctionner.

Les années 1980 à 2007-2008 furent l’époque du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé : vagues de privatisations, chute du bloc soviétique, économie de marché, arrivée d’Internet, spéculation financière débridée de Wall Street.

Puis arrive la crise financière mondiale remettant en question le dogme néolibéral. La Silicon Valley acquiert de l’importance, les téléphones intelligents déferlent, et les médias sociaux pullulent. Le capitalisme carbure à l’extraction des données, l’hégémonie de plateformes, l’exploitation du travail du clic, l’apprentissage profond et le déploiement des IA entraînées sur les données massives.

Durant cette première phase (2008 à 2016), le capitalisme algorithmique adopte une idéologie libérale-progressiste axée sur une utopie numérique et un solutionnisme technologique. Les entreprises en démarrage et les applications sont présentées comme des vecteurs de démocratisation et d’inclusion capables de résoudre les grands défis de l’humanité. Les médias sociaux sont associés au Printemps arabe, à Indignados et à Occupy, avec une promesse de pluralité des voix dans l’espace public.

Arrive la deuxième phase de cynisme et de désenchantement, de 2016 à 2024. Les géants technologiques deviennent les plus grandes entreprises au monde. La première victoire de Trump marque l’entrée dans l’ère de la polarisation, de la désinformation et de la « post-vérité ».

Les mouvements féministes comme #MoiAussi et antiracistes comme #BlackLivesMatter connaissent une ascension, mais aussi des réactions négatives des conservateurs et des groupes d’extrême droite. Les wokes et anti-wokes se mènent une bataille culturelle, avec les programmes EDI (Équité, diversité, inclusion) et les personnes trans en ligne de mire.

La pandémie de COVID-19 sème un autre vent de panique, avec une série de mesures sanitaires (souvent autoritaires) qui fait réagir. Les conspirations circulent, des groupes masculinistes, libertariens et ultranationalistes s’organisent contre l’influence des féministes, des écologistes, des wokes et des migrants qui voudraient effacer la nation ou la civilisation occidentale. Le « monde miroir » dont parle Naomi Klein se met en place, avec des alliances inattendues entre opposants aux mesures sanitaires, populisme d’extrême droite et une atmosphère confusionniste alimentée par les algorithmes et les chambres d’écho.

Restaurer la grandeur perdue

Émerge la troisième phase du capitalisme algorithmique qui s’amorce aujourd’hui : le technofascisme. Le camp trumpiste, avec son rejet de la mondialisation, du politiquement correct et des élites libérales corrompues, s’articule à une riposte des tech bros qui se portent à la défense du peuple et de la liberté d’expression.

De nouvelles idées obscures circulent : l’accélérationnisme et le Dark Enlightenment, le mouvement néoréactionnaire NRx ou le Manifeste techno-optimiste du milliardaire Marc Andreessen. Ces théories se mélangent à l’alt-right, à la mouvance Dark MAGA et au nationalisme chrétien. La « mafia PayPal » joue ici un rôle clé, incluant Musk mais aussi Peter Thiel (fondateur de Palantir), mentor de l’actuel vice-président, J.D. Vance.

Ces hommes hyperinfluents rejettent l’égalité et la démocratie au nom d’une approche technocratique où le p.-d.g. remplace le philosophe roi. Une vision nostalgique des États-Unis cohabite avec une vision inspirée de la science-fiction et de la conquête sur Mars. Comme le notait Wilhelm Reich en 1933 : « Le fascisme n’est pas, comme on a tendance à le croire, un mouvement purement réactionnaire, mais il se présente comme un amalgame d’émotions révolutionnaires et de concepts sociaux réactionnaires. »

Il n’est pas surprenant que Musk lance un salut que plusieurs ont qualifié de nazi — une accusation que Musk a balayée par ces mots : « l’attaque du type “tout le monde est Hitler” est tellement usée » — ou que Zuckerberg prône le retour d’une « énergie masculine » dans les lieux de travail.

Économiquement, le technofascisme s’incarne à travers une politique industrielle de restauration de la grandeur perdue des États-Unis. Le projet Stargate annoncé par Trump vise trois objectifs : garantir l’adhésion des élites économiques et de l’industrie numérique ; restaurer une « souveraineté technologique » face à la Chine, afin de réduire sa dépendance aux semi-conducteurs et autres composants, en s’engageant dans une course à l’IA analogue à la « course à l’espace » d’autrefois ; créer des milliers d’emplois aux États-Unis pour susciter l’adhésion d’une partie de la classe ouvrière.

Des visées expansionnistes et antidémocratiques

Les menaces de tarifs douaniers et les mauvaises blagues sur l’annexion du Canada comme 51e État ne viennent pas de nulle part. Le nationalisme économique agressif de Trump ressemble sur plusieurs plans à l’économie allemande sous le Troisième Reich : expansionnisme, rejet des institutions multilatérales, protectionnisme. L’Allemagne des années 1930 misait non seulement sur « l’économie de guerre », mais sur une relance rapide de l’industrie, l’autarcie, une intervention forte de l’État compatible avec les intérêts de la classe capitaliste, le militarisme.

Trump n’est pas Hitler, il faut le rappeler, mais les parallèles en matière de stratégie économique sont troublants.

Le nouveau gouvernement Trump a convié l’oligarchie technologique à prendre le contrôle de l’administration fédérale, le tout avec des visées expansionnistes et antidémocratiques. Nous entrons dans une ère qui se rapproche de la « démocratie illibérale » de Viktor Orbán ou des oligarques russes sous Vladimir Poutine. Carole Cadwalladr évoque une « broligarchie », où le club des tech bros milliardaires règne avec Trump. L’essor de la personnalité autoritaire se conjugue à la concentration inédite du pouvoir économique, politique, technologique et médiatique, à un discours antimigrant décomplexé et à une attitude de conquête.

Cet esprit s’incarne dans le Manifeste techno-optimiste, où Andreessen cite directement Marinetti : « La beauté n’existe que dans la lutte. Il n’y a pas de chef-d’œuvre qui n’ait un caractère agressif. La technologie doit être un assaut violent contre les forces de l’inconnu, pour les forcer à s’incliner devant l’homme. »

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