Pour que la honte ait changé de camp

Elles étaient des centaines de Françaises, descendues dans les rues d’Avignon, pour soutenir Gisèle Pelicot dans les derniers jours de ce sordide et scabreux procès ayant détaillé, quatre mois durant, l’atrocité de ce que lui a fait subir à son insu son mari de l’époque lors de ces abominables viols de Mazan. L’horreur du pire, commis dans l’intimité de sa propre maison, exposé au grand jour et semant la consternation bien au-delà de ce village du Vaucluse. Cette condamnation collective de son sadique ex-conjoint et des 50 coaccusés, Mme Pelicot, sa famille, mais aussi l’ensemble des femmes, en avaient besoin.

Venues de Paris, d’Espagne, du Portugal, elles ont soutenu Mme Pelicot à son entrée et sa sortie du palais de justice. Elles ont tapissé les rues avoisinantes de pancartes la remerciant d’avoir eu le courage de mener son combat à visage découvert « pour que la honte change de camp ». Elles ont chanté a capella Debout les femmes, dans la douceur saisissante d’un chœur de solidarité féminine.

« Gisèle », telle qu’on la connaît désormais, est devenue l’icône d’un éveil sociétal, non seulement des femmes, mais à la fois des hommes, dans une France qui avait vécu autrement, pour ne pas dire à retardement, le mouvement #MeToo.

Sauf que cette fois-ci, les faits reprochés, tous plus abjects, ne pouvaient que scandaliser. Dominique Pelicot, son époux des cinquante dernières années, l’a assommée d’anxiolytiques pour l’offrir inconsciente à 72 hommes (50 ont pu être identifiés et accusés), appâtés sur Internet pendant une décennie, de la demeure familiale en région parisienne jusqu’à leur déménagement à Mazan. Certains sont revenus la violer jusqu’à six fois. Au total, 92 viols ont été recensés par le biais de photos ou de vidéos précieusement conservées. Un kaléidoscope d’hommes ordinaires pourtant coupables de l’inimaginable.

La nausée ressentie par ses trois enfants, en salle d’audience, est éprouvée encore aujourd’hui jusqu’à outre-mer.

Dominique Pelicot, 72 ans, a écopé jeudi d’une peine exemplaire et maximale de 20 ans d’emprisonnement. Ses coaccusés se sont en revanche mérité des peines moins sévères (hiérarchisées entre 3 à 15 ans de prison) que ce que réclamait le ministère public, ce qui a semé la colère et la déception.

Il n’en demeure pas moins qu’ils ont tous été déclarés coupables, sans exception. La thèse de « pauvres gens » ayant été « manipulés » par un « monstre » de mari (alors qu’ils prenaient soin de chuchoter en présence de Gisèle Pelicot et de ne pas sentir le tabac ou le parfum pour ne pas laisser de traces) n’a pas été retenue. Le président de la cour, Roger Arata, a au contraire évoqué en les interrogeant, et en leur en imputant la charge, la notion de consentement.

Une évidence, vue d’ici, mais qui ne figure toujours pas au Code pénal français, le viol y étant défini comme « tout acte de pénétration sexuelle » commis « par violence, contrainte, menace ou surprise ».

Si les Françaises sont sorties manifester, c’est aussi pour exprimer ce ras-le-bol d’attendre des réformes qui n’avancent pas, même à petits pas. Le président Emmanuel Macron et son ministre de la Justice, Didier Migaud, se sont dits favorables à revoir la définition du viol. Ils auront droit à bien peu d’indulgence.

Leur réflexion devrait en outre s’attaquer aux pratiques judiciaires qui se sont révélées dans ce procès franchement arriérées de par la violence des interrogatoires réservés à Gisèle Pelicot, qui l’ont questionnée sur son passé et ses pratiques sexuelles, allégué un prétendu alcoolisme et même avancé sa « possible complicité ». Une revictimisation qui aurait ici été jugée inacceptable.

La justice française aurait intérêt à s’inspirer du chemin parcouru chez nous, avec la création de tribunaux spécialisés et de formations obligatoires pour les magistrats en matière de crimes sexuels.

Le Québec et le Canada, en revanche, doivent tirer des leçons du mal invisible mais indéfectible que peut semer la soumission chimique comme arme de viol. Car les viols de Mazan viennent de nous révéler que la potion nocive peut être dénichée non seulement dans la rue, mais aussi dans les pharmacies de nos propres maisons.

Au GHB ciblé à juste titre par le gouvernement caquiste doivent s’ajouter les anxiolytiques, afin de mieux en déceler la présence dans un verre, en dépister l’intoxication s’il est trop tard, et pouvoir enfin porter des accusations.

Gisèle Pelicot vient d’affronter pendant des mois ses bourreaux démasqués. Son cauchemar aura ébranlé la société, mais au-delà du débat provoqué, il devra surtout la faire avancer.

« J’ai confiance à présent en notre capacité à saisir collectivement un avenir dans lequel chacun, femme et homme, puisse vivre en harmonie, dans le respect et la compréhension mutuelle », disait Gisèle cette semaine. Nous lui devons bien ça.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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