L’homme à battre
Si Chrystia Freeland avait démissionné du Conseil des ministres de Justin Trudeau à la fin de 2023, plutôt qu’à la fin de 2024, elle aurait moins de difficulté maintenant à se distancier de son ancien patron. Aujourd’hui, ses renoncements en série à des politiques qu’elle avait pourtant défendues comme ministre des Finances et vice-première ministre dans le gouvernement de M. Trudeau jusqu’en décembre dernier ne tiennent simplement pas la route.
Parmi ceux-ci, l’abandon de la hausse des taxes sur les gains en capital annoncée dans son propre budget, en 2024, est particulièrement gênant. En juin dernier, Mme Freeland avait présenté cette mesure phare — qui n’a pas encore été mise en œuvre — comme une question d’équité fiscale. Elle affirmait alors que les riches payaient trop souvent proportionnellement moins d’impôts que les travailleurs de la classe moyenne au Canada.
« Aujourd’hui, il est possible qu’un charpentier ou qu’une infirmière paie un taux d’imposition marginal plus élevé qu’un multimillionnaire, avait-elle dit. C’est pourquoi notre gouvernement augmente le taux d’inclusion des gains en capital supérieurs à 250 000 $ pour les particuliers. Ce nouveau revenu aidera à réduire le coût de la vie pour des millions de Canadiennes et de Canadiens, surtout les millénariaux et la génération Z. Cette mesure aidera à financer nos efforts pour dynamiser la construction de quatre millions de logements supplémentaires. Elle appuiera les investissements dans la croissance et la productivité qui porteront des fruits pour les années à venir. »
Or, Mme Freeland a évoqué le retour cette semaine de Donald Trump à la Maison-Blanche pour abandonner une politique fiscale qui serait devenue nuisible à l’économie canadienne avec un président américain qui sème l’incertitude chez les investisseurs quant à l’avenir du pays situé au nord du 49e parallèle. À force de répudier des politiques du premier ministre dont elle a été le bras droit pendant tant d’années, Mme Freeland soulève des questionnements légitimes sur sa propre authenticité. Pourquoi est-elle restée si longtemps aux côtés de M. Trudeau si elle se sentait si mal à l’aise au sein de son gouvernement ?
« Pour moi, cette campagne [à la chefferie] a été une véritable libération », a-t-elle déclaré dans une entrevue à la chaîne de nouvelles en continu CP24, au lendemain du lancement officiel de sa campagne pour succéder à M. Trudeau. « C’est formidable de pouvoir dire exactement ce que je pense, de parler en tant que leader et de ma propre voix. »
Ironie du sort, la candidate à la chefferie libérale que les Canadiens associent le plus à Justin Trudeau serait aussi celle que l’entourage du premier ministre préférerait le moins voir gagner la course actuelle. D’anciens et d’actuels membres de l’équipe de M. Trudeau s’activeraient en coulisses pour assurer la victoire à Mark Carney, l’ancien gouverneur des banques centrales canadienne et britannique, même si ce dernier n’a aucune expérience en politique et avait publiquement critiqué le dernier budget du gouvernement Trudeau, le jugeant trop dépensier et trop peu axé sur la croissance économique.
La vitesse avec laquelle les grosses pointures du Conseil des ministres annoncent leur appui à M. Carney plutôt qu’à leur ancienne collègue en dit long sur le défi qu’aura Mme Freeland à convaincre les « libéraux inscrits », comme le parti appelle ses membres, de voter pour elle plutôt que pour la nouvelle recrue. Certes, M. Carney arrive au Parti libéral du Canada (PLC) avec un curriculum vitæ on ne peut plus impressionnant et avec une expertise sans équivalent en matière d’économie. Mais si les Mélanie Joly, François-Philippe Champagne, Steven Guilbeault, Jonathan Wilkinson et Steven MacKinnon se rangent si rapidement derrière lui, c’est parce qu’ils croient que M. Carney est mieux outillé que Mme Freeland pour faire face au chef conservateur Pierre Poilievre lors de la prochaine campagne électorale.
L’économie sera au cœur de la campagne et l’expérience internationale de M. Carney apparaît comme un atout indispensable, d’autant plus qu’il n’est pas lié aux politiques libérales du passé. Même M. Guilbeault serait prêt à abandonner la taxe sur le carbone pour les particuliers (si impopulaire dans le reste du Canada) comme promet de le faire M. Carney, pour recommencer sur de nouvelles bases dans la lutte contre les changements climatiques.
Il n’empêche que M. Carney, dont le français n’est pas à la hauteur habituelle des chefs du PLC, aura fort à faire pour améliorer les destinées libérales au Québec. Si le siège de Mme Joly semble acquis aux libéraux, il en va tout autrement pour ceux de MM. Champagne et Guilbeault. L’élection d’un chef anglophone provenant de l’extérieur du Québec ne leur rendra pas la lutte plus facile. La décision de Mme Joly et de M. Champagne de ne pas se lancer dans la course à la chefferie prive le Québec d’une voix importante dans le débat qui a lieu sur l’avenir du PLC.
L’homme d’affaires montréalais et ancien député Frank Baylis, seul candidat québécois dans la course, aura l’occasion de faire connaître ses idées au cours des prochaines semaines. Mais ses chances de gagner la course, qui culminera le 9 mars prochain, semblent très minces. Une course à deux s’annonce donc entre Mme Freeland et M. Carney, et c’est le néophyte en politique qui semble être l’homme à battre.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.