Hochelaga-Maisonneuve, la folie des grandeurs

C’est dans un petit périmètre patrimonial d’un autre temps que l’on peut encore imaginer ce que fut la grande époque d’Hochelaga-Maisonneuve. Le marché Maisonneuve et sa somptueuse fontaine bien sûr, mais aussi le bain Morgan, la maison Dufresne ou la caserne Letourneux, autant de reliques architecturales splendides du début du siècle dernier qui ont fait la fortune, mais aussi les déboires financiers, de ce quartier francophone de l’est de Montréal surnommé un temps la Pittsburgh du Canada.
Dans Hochelaga-Maisonneuve. Dérouler le passé, publié aux éditions GID, Daniel Rolland et Sylvain Champagne retracent en textes et en photographies d’archives un siècle d’histoire (de 1860 à 1960) de ce quartier débordant de récits aussi passionnants et instructifs les uns que les autres. « Je savais que le passé d’Hochelaga-Maisonneuve était d’une richesse inouïe, mais j’étais loin d’imaginer à quel point. Ça m’a fait l’effet d’une véritable révélation, comme si je découvrais l’Atlantide, une civilisation perdue », raconte au téléphone l’ancien journaliste et grand amateur de musique Daniel Rolland.
Selon lui, avec le Vieux-Montréal, c’est probablement Hochelaga-Maisonneuve qui possède le passé le plus foisonnant de la métropole, et ce, pour plusieurs raisons, surtout d’un point de vue humain. « Nommer toutes les personnalités qui ont marqué la vie de ce quartier, ce serait presque nommer le bottin des artistes », lance-t-il en riant.
Citons tout de même le grand sculpteur Armand Vaillancourt, le prolifique peintre paysagiste Marc-Aurèle Fortin, la première autrice-compositrice-interprète québécoise, la célèbre Bolduc, née en Gaspésie, mais qui a passé les dernières années de sa vie sur l’avenue Letourneux. « Et puis, c’est là, au jadis Café de l’Est, que Ginette Reno a inauguré ses débuts de chanteuse à 14 ans en remportant le concours de talent de Jean Simon, son futur agent », ajoute-t-il.
En 2019, les deux auteurs avaient déjà signé dans la même collection baptisée « 100 ans noir sur blanc » un ouvrage consacré au quartier Verdun, un autre secteur de la ville située à l’ouest de l’île. « Je vis à Verdun, mais je suis né à Hochelaga. Alors, quand il a fallu penser à un autre livre du même genre, je n’ai pas hésité longtemps avant de me plonger dans le passé de ce quartier emblématique », souligne celui qui se définit plutôt comme un historiographe. « À la différence de l’historien, je m’intéresse à la vie des gens, aux anecdotes et aux expériences humaines », précise l’ex-journaliste.
Et des anecdotes, il n’en manque pas dans ce livre richement illustré, comme cette histoire de Dominique Masson III, qui n’a pas hésité, à l’hiver 1905, à se promener en traîneau tiré par un orignal, sous les yeux ahuris des habitants. La pauvre bête capturée avait été domestiquée à des fins publicitaires. « Dans Hochelaga-Maisonneuve, on ne pensait pas petit », explique l’auteur, qui entrevoit dans ce récit une certaine idée de la démesure propre au quartier, qui attire très tôt les industriels et autres commerçants ambitieux.
En effet, avant d’être ce quartier de Montréal qui a vu naître l’homme politique souverainiste Gilles Duceppe, Hochelaga-Maisonneuve est à l’origine composé de deux villes distinctes. Maisonneuve est en fait le résultat d’une scission entre deux groupes de citoyens de la ville d’Hochelaga, fondée en 1875, rappelle M. Rolland. « Un des groupes, appartenant pour la plupart à la bourgeoisie francophone, ne voulait pas être annexé à la métropole. Il voulait au contraire continuer le développement d’une cité nouvelle à majorité canadienne-française qui sera baptisée en 1883 Maisonneuve », raconte-t-il.
Dynamisme industriel
La fin du régime seigneurial, en 1854, marque pourtant l’arrivée dans la région d’entrepreneurs anglophones. Ces derniers profitent de la construction du chemin de fer pour développer le secteur en implantant des industries qui deviennent au fil du temps de gros employeurs. L’arrivée d’infrastructures portuaires, ainsi que le premier tramway électrique à Montréal, baptisé le « Rocket », attire également une foule d’usines. Le constructeur britannique de sous-marins Vickers participe même aux efforts des deux guerres mondiales en construisant un chantier naval près du boulevard Viau et de la rue Notre-Dame Est.
« Cette vitalité draine de nombreux Canadiens français venant des campagnes ainsi que des immigrants écossais et irlandais à la recherche d’un gagne-pain. Beaucoup, hommes, femmes et enfants, travaillent, à la sueur de leur front, dans la fabrication de chaussures, le textile ou le tabac, notamment dans l’entreprise Macdonald Tobacco. L’ironie de l’histoire, c’est que son fondateur, le magnat et richissime William Macdonald, détestait le tabac ! » affirme M. Rolland.
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Au début du XXe siècle, Maisonneuve est la cinquième ville industrielle au Canada et la deuxième au Québec. Mais les conditions de travail dans ses usines qui tournent à plein régime sont souvent effroyables avec des salaires de misère. Des figures vont émerger devant tant d’injustices sociales. « Christine Cadet a été l’une des premières militantes syndicales au Québec en se révoltant pour le droit des ouvriers de l’industrie du textile », indique l’auteur.
Les changements pour améliorer l’existence des habitants du quartier arrivent souvent à la suite d’accidents ou d’incendies majeurs. On se souvient du dramatique brasier à l’intérieur du Laurier Palace, le 9 janvier 1927, où 78 enfants ont perdu la vie. « La plupart d’entre eux sont décédés à cause d’une bousculade parce que la porte de sortie s’ouvrait de l’intérieur. C’est à partir de cette tragédie que le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau va édicter une loi selon laquelle désormais tous les édifices publics devront s’ouvrir de l’extérieur, ce qu’on appelle des portes de survie. »
Endetté jusqu’au cou
En parallèle du quotidien difficile vécu par le « petit peuple », l’élite huppée canadienne-française rêve dès 1911 d’embellir le secteur en y construisant des bâtisses prestigieuses. Certains notables misent sur une refonte architecturale imaginant tout un tas de nouvelles structures inspirées par le mouvement urbanistique City Beautiful aux États-Unis et l’École européenne des Beaux-Arts. D’autres veulent faire du boulevard Pie IX l’équivalent du Golden Square Mile planté au pied du mont Royal. Il est même question d’y organiser l’exposition universelle de 1917. Un projet qui ne verra jamais le jour en raison de la Première Guerre mondiale, précise l’auteur.
« De 1912 à 1918, ce sont les frères Dufresne, Oscar et Marius, qui vont mettre en branle, avec le maire de l’époque, Alexandre Michaud, les grands chantiers tels que le marché Maisonneuve, le bain Morgan, l’hôtel de ville — devenu la bibliothèque Maisonneuve —, la caserne de pompiers et le château Dufresne, qui leur servira de résidence. Le boulevard Morgan est aussi aménagé pour être l’équivalent des Champs-Élysées de Maisonneuve. »
Cette période que l’auteur qualifie de « démesure » n’a pas été sans risque. Elle a en quelque sorte sonné le glas des prétentions. La spéculation foncière fait exploser les coûts et endette Maisonneuve à des niveaux faramineux. En 1918, Québec oblige finalement la fusion avec Montréal. « Après la Seconde Guerre mondiale, le déclin d’Hochelaga-Maisonneuve s’amorce. La gloire du passé n’est plus qu’un lointain souvenir. Le quartier sera longtemps associé à la pauvreté jusqu’à une récente revitalisation du secteur et sa nouvelle appellation Ho-Ma. Mais cela est une autre histoire », conclut M. Rolland.