«Hergé musicien ?»: l’oreille d’Hergé

Détail de la couverture de la revue «Les amis de Hergé», no 69, printemps 2020
Photo: Les Amis de Hergé Détail de la couverture de la revue «Les amis de Hergé», no 69, printemps 2020

Tout a été écrit sur Tintin et Hergé, son créateur. Tout ? Peut-être pas, finalement, puisque paraissait, il y a de cela quelques semaines, un court et intéressant ouvrage qui met à l’avant-scène un aspect qui n’a pas, à proprement parler, été étudié dans l’œuvre d’un des plus grands auteurs de bandes dessinées de l’histoire : la musique. Avec Hergé musicien ?, les frères Jean-Jacques et Renaud Nattiez explorent l’un des derniers continents qui n’étaient pas encore cartographiés en posant une simple question : quelle place occupe la musique dans le travail de Hergé et à quel point était-il intéressé par celle-ci ?

À notre avis, il n’y avait pas de meilleures personnes pour analyser la question que les frères Jean-Jacques et Renaud Nattiez. Le premier est musicologue spécialisé en sémiologie musicale et professeur émérite à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, alors que le deuxième est un ancien diplomate et haut fonctionnaire français ayant signé plusieurs ouvrages de référence sur le personnage de Tintin (et aussi sur Georges Brassens, mais ça, c’est une autre histoire). Nous avons donc discuté, ensemble, de l’importance de la musique chez Hergé et, oui, si cela passe beaucoup par le personnage de la cantatrice Bianca Castafiore, cela va, et de beaucoup, plus loin que cela.

La faute de Daniel Turp

Allons-y par le commencement, donc la genèse de cet ouvrage qui, au départ, était un article. C’est Jean-Jacques qui prend la balle au bond : « J’ai longtemps été collaborateur de Daniel Turp, qui a lancé, il y a de cela quelques années, le magazine L’Opéra, consacré à l’art lyrique. Comme il voulait sortir des sentiers battus et offrir autre chose que des articles biographiques sur des chanteurs, il m’a demandé d’écrire quelque chose sur la Castafiore. Je savais que mon frère Renaud embarquerait et, lorsqu’on a fourni une première version de notre texte, on nous a dit que c’était beaucoup trop long. Comme, au magazine, on voulait présenter le texte étalé sur plusieurs numéros et que je préférais que la synthèse soit accessible en un seul endroit, et que j’ai une bonne relation avec les Presses de l’Université de Montréal, on a transformé le tout en livre. »

Que représente la musique dans la vie de Hergé ? En écoute-t-il beaucoup pour le plaisir ou est-ce un mal nécessaire ? C’est Renaud, cette fois, qui répond : « C’est pour ça qu’il est important de lire la préface, signée Philippe Goddin (critique littéraire belge, spécialiste de la vie et de l’œuvre de Hergé, de qui il a été très proche), dans laquelle il raconte qu’il a de la difficulté à croire Hergé lorsqu’il dit ne pas aimer l’opéra soulignant, par exemple, qu’il trouvait ridicules les décors en carton-pâte et qu’il ne pouvait pas ne pas voir la cantatrice derrière le personnage. Or, on retrouve plusieurs personnes, dans la famille d’Hergé, qui aiment l’art lyrique. Et, aussi, on retrouve plusieurs références très justes à l’opéra. D’ailleurs, Hergé a une très grande connaissance de la chanson en général. Le capitaine Haddock chante des chansons de marins, des personnages secondaires font référence à des pièces populaires à l’époque, et c’est sans compter tous les clins d’œil faits aux compositeurs classiques. »

Les Beatles et Keith Jarrett

Un des documents présentés dans ce livre consiste en la reproduction de pages manuscrites sur lesquelles Hergé travaille un brouillon de réponses à un questionnaire d’un magazine, Musique numéro 1 en 1978, prouvant qu’il prenait au sérieux son rapport à la musique. On y apprend, par exemple, quelles sont ses chansons préférées des Beatles (Dear Prudence, Martha My Dear et Come Together), qu’il aime Keith Jarrett, Brel et Barbara. Si Hergé avait eu le temps de produire quelques albums de plus, aurait-on pu le voir assister à un concert rock ? Cela fait bien rire Renaud, qui nous affirme que cela aurait pu en effet se produire.

Photo: Les amis de Hergé La page 5 de la revue «Les amis de Hergé», no 6, décembre 1978

Évidemment, il est impossible de ne pas discuter de l’importance de la musique chez Hergé sans aborder son personnage le plus musical, la cantatrice Bianca Castafiore et son légendaire Air des bijoux, tiré de l’opéra Faust de Gounod. Est-ce que Les bijoux de la Castafiore est le plus musical des albums de Tintin ? « C’est l’album parfait ! » répond immédiatement Renaud Nattiez. « Il ne s’y passe rien, il n’y a pas de méchants, ni de voyage, ni de faux suspense. Que des fausses pistes. Et pourtant, la musique sert de prétexte, et aussi de sous-texte. Il y a le pianiste accompagnateur, Igor Wagner (hybride entre Igor Stravinski et Richard Wagner), mais aussi le thème principal de l’intrigue, qui est inspiré de l’opéra La pie voleuse, de Rossini. »

Ciel ! Mes bijoux !

« D’ailleurs, ajoute Jean-Jacques, Hergé s’inspire beaucoup de la musique pour construire ses gags et ses intrigues. La Castafiore ne chante pas toujours de la même façon l’Air des bijoux, Hergé s’amuse beaucoup à faire des variations dans sa manière de raconter et de dessiner. C’est Mozart qui disait que la musique n’est que répétition et variations et, ça, Hergé l’a compris. Tintin, c’est toujours une résolution d’énigme, une lutte contre des bandits ou une cause scientifique. Mais ce n’est jamais tout à fait la même chose. Au point que la Castafiore ne porte jamais les mêmes vêtements lorsqu’elle chante l’Air des bijoux ! »

S’il est clair que la musique occupe une place importante tant dans le fond que dans la forme de son œuvre, il reste une question fondamentale à laquelle on n’a toujours pas répondu : peut-on considérer que Hergé travaille et pense comme un musicien, qu’il aime la musique à ce point ? Renaud et Jean-Jacques : « Eh bien, pour ça, il faut lire le livre ! »

Mille sabords !

Hergé musicien ?

Jean-Jacques et Renaud Nattiez, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2025, 96 pages

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