La guerre verte
« Tout le monde voit les massacres à l’est du Congo. Mais tout le monde se tait. Mettez la même énergie que vous mettez pour parler de la CAN (Coupe d’Afrique des nations) pour mettre en avant ce qu’il se passe chez nous, il n’y a pas de petits gestes. » C’est ainsi que s’exprimait lundi Cédric Bakambu, l’un des joueurs étoiles de l’équipe de foot de la République démocratique du Congo, qui affrontait mercredi la Côte d’Ivoire dans un match suivi par des millions de personnes à travers le monde.
Un petit geste, ça peut commencer par une réflexion critique sur l’un des principaux tabous de l’« économie verte » : les énergies dites renouvelables dépendent de l’extraction de nombreux minerais, tels que le cobalt et le coltan, essentiels pour les batteries au lithium et toutes sortes de pièces essentielles aux technologies du quotidien. L’électrification des transports, trop souvent présentée comme une solution magique à la production de gaz à effet de serre, fait exploser la demande pour ces minerais, laquelle avait déjà décuplé depuis la popularisation des téléphones intelligents. À moins d’envisager la fin de la dépendance absolue à la voiture individuelle, l’« économie verte » présentée par nos dirigeants comme la panacée ne fera que remplacer la dépendance aux énergies fossiles — et les conflits géopolitiques qui y sont liés — par une dépendance à ces minéraux critiques, accompagnés par une nouvelle génération de conflits géopolitiques.
J’ai utilisé le futur simple, mais le présent serait plus approprié : la crise au Congo n’a rien d’hypothétique. La République démocratique du Congo est responsable de 70 % de la production minière mondiale de cobalt, et le pays recèle à lui seul 60 % des réserves mondiales de coltan. Sans le Congo, notre quotidien s’écroulerait. Et pourtant, près des deux tiers de la population du Congo vivent avec moins de 2 $ par jour. Non seulement la richesse du pays ne bénéficie pas à la population, mais elle lui amène la guerre, la mort, les viols et l’exploitation des enfants.
Les méthodes d’extraction du coltan sont particulièrement problématiques. Dans les régions du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, où sont situées la majorité des mines, on fait travailler la population dans les conditions de l’ère préindustrielle. En fait, dans bien des cas, on parle carrément d’esclavage moderne : c’est là le vocabulaire employé par l’Organisation mondiale du travail pour décrire les pratiques employées par plusieurs entreprises de la région. De nombreuses ONG ont aussi déjà dénoncé les conditions effroyables de travail pour les enfants, qui comptent encore pour une proportion importante de la main-d’oeuvre locale. Si Apple et quelques autres grandes compagnies américaines responsables de la hausse de la demande mondiale pour le coltan se sont engagées à éviter de faire affaire avec les minières où les conditions déclarées sont les plus problématiques, force est de constater que la situation n’a que peu évoluée sur le terrain depuis plusieurs années.
Mais ce n’est pas tout. Les ressources minières de l’est du Congo font aussi l’objet de convoitise des pays voisins, tels que l’Ouganda et le Burundi, mais surtout le Rwanda. Le gouvernement congolais estime qu’il perd environ 1 milliard de dollars par année en revenus de cobalt au profit du Rwanda, qui en exporte bien plus qu’il n’en possède. Les autorités rwandaises, bien sûr, nient les allégations. S’il est difficile de mettre un chiffre exact sur l’apport des richesses volées au Congo dans le « miracle économique » rwandais des dernières années, l’implication de Kigali dans la guerre qui décime la population des deux Kivu est indéniable.
Des rapports de l’ONU ont en effet montré que le gouvernement rwandais était responsable de la création, puis de l’appui du groupe rebelle Mouvement du 23 mars (M23), une milice dont les activités déciment la population de l’est du pays. Le gouvernement congolais, quant à lui, répond à la menace en faisant appel à des milices dont les abus des droits de la personne sont aussi très bien documentés. Les affrontements pour le contrôle des territoires et des ressources se jouent aussi sur des lignes ethniques : si le leadership du M23 pro-rwandais est principalement tutsi, la réponse de Kinshasa s’appuie notamment sur des figures hutues.
On nous présente souvent à tort le génocide rwandais de 1994 comme un événement atroce sur lequel la page a été définitivement tournée. Or, depuis le milieu des années 1990, l’est du Congo est le théâtre d’affrontements interethniques, où le cycle de trauma et de revanche intergénérationnel entre les Tutsis et les Hutus joue certainement un rôle clé. La question n’a pas été réglée, mais déplacée, et ce, dans la plus grande indifférence de la communauté internationale.
Il y a eu d’abord l’invasion de l’est du Congo par le président rwandais Paul Kagame en 1996, avec l’appui des États-Unis. Le but était d’y poursuivre les Hutus qui avaient joué un rôle dans le génocide. Le prix à payer pour les populations locales fut atroce. Il y a ensuite eu ce qu’on a appelé la guerre du Kivu, où différentes milices, appuyées par différents intérêts, se sont affrontées. Maintenant, il y a la guerre entre le M23 et ses adversaires.
Sur cette période, on estime à environ six millions le nombre de morts congolais. Oui, six millions. Les Nations unies estiment aussi à 6,9 millions le nombre de Congolais qui ont dû quitter leur maison pour fuir les conflits armés. Le pays est désormais parsemé de camp de réfugiés internes qui s’étendent à perte de vue. Et si le Dr Denis Mukwege a remporté le prix Nobel de la paix en 2018, c’est notamment pour avoir attiré l’attention du monde sur l’utilisation systématique du viol des femmes et des filles comme arme de guerre par les différents groupes armés impliqués.
C’est là, en 2024, le prix de l’« économie verte » construite sur l’extractivisme. Il ne peut pas avoir de « transition énergétique responsable » à moins que le monde, enfin, commence à s’intéresser au sort de la population congolaise, et à exiger des solutions.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.