Une loi spéciale forçant le retour au travail des employés de l’État point-elle à l’horizon?

Des syndiqués en grève manifestaient mercredi matin devant le collège Ahuntsic, à Montréal.
Adil Boukind Le Devoir Des syndiqués en grève manifestaient mercredi matin devant le collège Ahuntsic, à Montréal.

Le Front commun de quelque 420 000 employés de l’État en santé, en services sociaux et en éducation a amorcé mardi sa première journée de grève sur les trois annoncées. Si celle-ci se prolonge, pourrait-elle être écrasée par une loi spéciale forçant le retour au travail des syndiqués ? Cette arme est entre les mains du gouvernement de François Legault, mais elle est plus difficile à manier avec succès qu’avant, soutient un expert en droit du travail.

Deux jugements de la Cour suprême du Canada — un premier rendu en 2007, et le second en 2015 — ont encadré et restreint le recours valide à une telle loi, explique Michel Coutu, professeur émérite de droit du travail à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal.

Celui de 2015 est particulièrement important : le plus haut tribunal du pays a tranché que le droit de grève est intimement lié à la liberté d’association, qui est protégée par la Charte canadienne des droits et libertés. Depuis, le droit de grève bénéficie d’une protection constitutionnelle, en tant que composante essentielle d’un véritable processus de négociation collective.

Ces lois spéciales, qui mettent fin aux grèves — souvent en imposant de lourdes amendes aux travailleurs en cas de non-respect —, se voient surtout dans des conflits où l’État est aussi l’employeur. Il y en a eu des dizaines au pays, rappelle M. Coutu, et l’État pouvait auparavant les adopter sans craindre des contestations devant les tribunaux.

Mais la donne a changé  : « Cette arme très puissante, à la disposition des gouvernements, a commencé à s’effriter en 2007, et encore plus en 2015. »

Si une loi de retour au travail est contestée devant la Cour, le juge devra d’abord évaluer s’il y a eu « une entrave substantielle » à la liberté d’association, explique le professeur. Si la réponse est « oui », il faudra évaluer si cette atteinte est justifiée « dans une société libre et démocratique », c’est-à-dire en prouvant que l’objectif poursuivi par le gouvernement constitue une « préoccupation urgente et réelle ».

Un objectif valide pourrait être d’assurer que les citoyens malades reçoivent les soins nécessaires. Mais ici, il faut noter que le droit de grève des infirmières, par exemple, est déjà limité par leur obligation de fournir un seuil minimal de soins : elles offrent ainsi ce qui est appelé les « services essentiels ».

Appétit pour une loi spéciale ?

Depuis que la CAQ est au pouvoir, en 2018, il n’y a pas eu de loi spéciale de retour au travail.

L’ampleur du conflit de travail actuel donnera-t-elle de l’appétit au gouvernement de François Legault ? Rien ne l’indique pour l’instant. En juillet dernier, le ministre du Travail, Jean Boulet, avait d’ailleurs dit non au maire de Québec qui réclamait une loi spéciale pour mettre fin à la grève des chauffeurs d’autobus. Il faut respecter le droit de grève, qui est un droit « fondamental », soutenait alors le ministre.

Deux exemples récents, datant toutefois du gouvernement précédent, montrent la fragilité de ces lois lorsqu’elles sont examinées par les tribunaux.

En 2017, le gouvernement de Philippe Couillard a adopté deux lois spéciales : la première pour mettre à fin à une grève majeure dans l’industrie de la construction et l’autre dans le but de mater les juristes de l’État, aussi en grève.

Dans les deux cas, elles ont été invalidées par les tribunaux, qui les ont jugées inconstitutionnelles, rappelle M. Coutu.

La Cour supérieure a rejeté l’an dernier l’argument du gouvernement Couillard qui disait vouloir prévenir les conséquences économiques, humaines et sociales découlant de la grève des travailleurs de la construction. En imposant un retour sur les chantiers quelques jours seulement après le début du débrayage, l’État avait « totalement » interdit le droit légal de grève, écrivait alors la Cour supérieure. L’atteinte à la liberté d’association des travailleurs était disproportionnée par rapport aux bénéfices recherchés par la loi spéciale, poursuivait la Cour.

Ces deux jugements laissent toutefois entendre qu’une loi de retour au travail pourrait être déclarée valide par les tribunaux si elle prévoit une solution de remplacement raisonnable à l’exercice du droit de grève, comme un processus d’arbitrage véritable, neutre et impartial pour déterminer les conditions de travail, indique M. Coutu. Mais traditionnellement, l’État québécois n’a pas voulu laisser un si gros morceau de son budget entre les mains d’un arbitre. Et c’est « peu probable » pour l’avenir, juge le professeur.

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