Freiner la fraude sur le vin, pas si simple

Pour votre 40e anniversaire de mariage, vous décidez de déboucher ce Romanée-Conti que vous gardiez depuis si longtemps pour une occasion spéciale — et pour cause, la bouteille vous a coûté des milliers de dollars. Sauf que le précieux nectar goûte finalement le… vin de table vinaigré. Avez-vous été victime de fraude et de contrefaçon ?
C’est possible, parce que si les viniculteurs usent des avancées technologiques pour protéger leur vin, les escrocs eux aussi s’adaptent et les détournent à leur propre avantage, limitant les bénéfices des mécanismes de sécurité.
La fraude liée au vin peut prendre plusieurs formes, dont celle-ci : des étiquettes de vins prisés apposées sur des bouteilles au contenu de piètre qualité. Comment savoir que le vin n’est pas celui indiqué sur l’étiquette ? La tâche peut être ardue, notamment en raison de la grande valeur de certains vins : quel vendeur ouvrirait une bouteille pour tester la qualité du lot ? Et puis, dans certains cas, les fausses bouteilles sont mélangées dans une caisse avec les vraies, compliquant encore plus leur détection, explique au Devoir Maureen Downey, une gestionnaire de collections de vins privées surnommée la « Sherlock Holmes des vins ».
Si les grands domaines viticoles ajoutent des éléments de sécurité comme des hologrammes, des puces électroniques et de l’encre invisible sur leurs étiquettes, les fraudeurs se munissent à leur tour d’imprimantes perfectionnées pour les copier.
Mais il demeure toujours utile de scruter à la loupe les étiquettes, selon Mme Downey. Certains types de papier ne sont entrés sur le marché que dans les années 1960, et ne peuvent se retrouver sur des bouteilles des années 1940. Des étiquettes jaunies de façon irrégulière peuvent être un signe qu’on a tenté de les faire vieillir avec du vinaigre ou du tabac.
La marque distinctive d’un vin peut être intégrée directement dans le verre de la bouteille. Le grand cru d’origine contrôlée Châteauneuf-du-Pape, par exemple, possède une « bouteille armoriée » qui exhibe son écusson en relief.
« Dans un contexte de concurrence mondiale exacerbée, où l’usurpation et la contrefaçon font rage, c’est un atout majeur pour Châteauneuf-du-Pape de posséder une marque collective dotée d’une forte identité et d’une protection juridique indiscutable », peut-on lire sur son site Web.
Bien connaître ses vins évite aussi de se faire arnaquer. Un expert a possiblement sauvé de l’embarras, en 2016, une maison d’encan suisse en lui signalant que certains Romanée-Conti 1978 de son catalogue étaient vraisemblablement faux, car les bouteilles portant le nom du château en relief n’auraient été utilisées que pour la cuvée 1974.
Et puis, il y a cette autre méthode pour frauder, détaille Mme Downey, en entrevue depuis la Californie : des serveurs dans de grands hôtels et des casinos se font payer pour récupérer les bouteilles vides et les bouchons des grands vins : elles sont ensuite remplies de vin fort ordinaire. Dans ce cas, inutile de chercher l’erreur sur l’étiquette !
La technologie à la rescousse
Le Domaine Blankiet, dans la vallée de Napa, en Californie, a adopté dès 2005 un scellé de sécurité issu de l’entreprise Prooftag — une réelle empreinte digitale, unique à chaque bouteille. Ce scellé contient un « code à bulles » (une technique de cryptage utilisant de petites bulles qui ne semblent suivre aucune logique), le logo du vignoble, en plus d’un code QR. Il sert de « témoin d’effraction », car si la bouteille est ouverte, le scellé est détruit. Son code unique permet au futur acheteur d’accéder au site Web de l’entreprise et de s’assurer que la bouteille est authentique. Ce scellé vise à empêcher un second remplissage des bouteilles, précise Prooftag sur son site.
De son côté, Maureen Downey et son entreprise, Chai Consulting, offrent des séminaires pour que les participants puissent se familiariser avec le modus operandi des fraudeurs — et éviter de se faire prendre. Ils apprennent notamment à examiner une bouteille de vin sous tous ses angles.
L’experte, qui a maintes fois témoigné à la cour, note que les grands domaines vinicoles ont incorporé diverses techniques antifraudes, comme l’encre invisible. « Mais tout ce qu’ils font est d’encourager de meilleures contrefaçons. » Elle rappelle que lorsque le fraudeur russe Aleksandr Lugov a été arrêté cet automne, la police a rapporté qu’il possédait de l’équipement haut de gamme, dont une imprimante numérique pouvant reproduire les mêmes étiquettes que les grands domaines.
Elle déplore le « manque d’appétit » de l’industrie pour s’assurer que ses produits ne sont pas contrefaits ni altérés. Les producteurs et les maisons de ventes aux enchères ne veulent pas que les acheteurs voient à quel point la fraude de vin est un problème, dit-elle. Tant que les consommateurs ne seront pas plus exigeants envers l’industrie, « ils vont se faire frauder ».
Même les honnêtes négociants de vin peuvent être victimes lorsque des bouteilles contrefaites se faufilent jusque dans des chaînes d’approvisionnement légitimes. Parfois, un complice remplace une vraie caisse par une fausse dans les palettes de livraison, sans que le vendeur en ait connaissance. Pour régler ce problème, Mme Downey a elle-même créé une solution intégrant la technologie de la chaîne de blocs (blockchain) pour que la bouteille soit traçable à toutes les étapes, du producteur jusqu’à l’acheteur.
En effet, tant que les solutions seront cosmétiques, elles peuvent être contrefaites et ne constituent pas une « solution complète » au problème de la fraude sur le vin. L’experte note aussi que plusieurs domaines ne vendent désormais que directement aux collectionneurs privés, afin d’éviter tout intermédiaire qui pourrait saboter la réputation de leurs millésimes.
Nous devons rester vigilants, dit-elle, et « garder une longueur d’avance sur ces criminels ».