La fondation de Jasmin Roy a fait l’objet de favoritisme au ministère de l’Éducation

Des membres de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais au Salon rouge
Photo: Facebook Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais Des membres de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais au Salon rouge
Le Devoir
Enquête

La Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais (FJRSD) est l’une des quatre fondations ayant fait l’objet de favoritisme de la part du ministère de l’Éducation, selon un rapport du Protecteur du citoyen daté de 2022 dont Le Devoir a obtenu une copie. Deux ex-fonctionnaires chargées d’évaluer les projets soumis au ministère ont raconté au Devoir dans le cadre de cette enquête les pressions politiques qu’elles ont subies pour les forcer à appuyer certains projets de la fondation afin de lui octroyer des subventions, même si ces derniers n’étaient pas recommandés.

En février 2018, le Protecteur du citoyen reçoit une divulgation selon laquelle le ministère de l’Éducation (MEQ) favoriserait la FJRSD pour l’octroi de subventions dans le cadre du Programme de soutien à des partenaires en éducation. Ce programme de 60 millions de dollars vise à soutenir des organismes œuvrant dans le domaine de l’éducation et à contribuer à la réalisation de projets, exécutés par des partenaires, en lien avec la mission du ministère. Il s’agit d’une enveloppe de nature discrétionnaire qui n’est pas normée ; les demandes financières doivent toutefois faire l’objet d’une analyse de la part de professionnels qui recommandent ou non d’octroyer les fonds demandés.

Après une vérification approfondie des informations reçues, le Protecteur du citoyen considère en 2020 que les allégations initiales concernant la FJRSD ne s’appliquent pas uniquement à cet organisme. Le rapport final a été rendu en 2022, mais son contenu n’est pas public. Seul un résumé global a été médiatisé à la mi-novembre 2022, sans précisions quant aux organismes favorisés, mais faisant état de « graves cas de favoritisme ». Deux semaines plus tard, le Protecteur du citoyen a apporté certaines nuances aux conclusions de son enquête en précisant que celle-ci «portait sur le fonctionnement administratif du programme de subventions» et non sur des individus en particuliers.

« Certaines autorités ont indiqué que Jasmin Roy avait beaucoup d’échanges avec le cabinet. Un témoin des autorités a même affirmé que M. Roy avait la sympathie de plusieurs ministres et qu’il exerçait un fort lobby. Par contre, le secteur était fréquemment en désaccord avec les projets de la FJRSD. M. Roy se disait mal reçu et il se plaignait beaucoup de sa relation avec le ministère », révèle le rapport.

Jasmin Roy dit ne jamais avoir eu vent de l’existence du rapport du Protecteur du citoyen et des conclusions sur le favoritisme dont a bénéficié la fondation qui porte son nom. Il dit ne pas être au courant du fait que le cabinet du ministre a demandé à faire changer des recommandations de fonctionnaires en sa faveur. « S’il l’a fait, c’est lui, le problème, ce n’est pas moi », dit-il.

« Le but d’une fondation, c’est d’aller chercher du financement, puis oui, j’ai rencontré Sébastien Proulx, confirme M. Roy. Mais je n’ai pas eu d’argent du ministère directement. On avait fait une demande, on a eu de l’argent. »

Même si ses projets ne cadraient pas avec la vision du ministère, des pressions politiques lui ont permis d’obtenir tout au long du règne des libéraux d’importantes subventions

L’ex-ministre de l’Éducation Sébastien Proulx, qui était en poste au moment des faits examinés par le Protecteur du citoyen, a refusé de nous accorder une entrevue.

Les conclusions du rapport publiées en 2022 par le Protecteur du citoyen ne faisaient pas mention du ministère visé par les allégations. C’est le ministre Bernard Drainville qui a révélé que le ministère de l’Éducation était montré du doigt. Il a soutenu que le Programme de soutien à des partenaires en éducation venait de faire l’objet d’une révision six mois plus tôt et qu’il comptait désormais « des critères, lignes de conduite et directives » pour mieux « encadrer et baliser le programme ».

Dans le cadre de notre enquête, deux ex-fonctionnaires chargées d’évaluer les projets soumis au ministère de l’Éducation ont confié avoir subi le type de pression décrite dans le rapport. Elles témoignent de façon anonyme, car elles ne sont pas autorisées à parler aux journalistes.

« Même si ses projets ne cadraient pas avec la vision du ministère, des pressions politiques lui ont permis d’obtenir tout au long du règne des libéraux d’importantes subventions », indique l’une d’elles au sujet de Jasmin Roy, qui, dit-elle, n’hésitait pas à faire valoir ses liens privilégiés avec l’ex-ministre de l’Éducation Sébastien Proulx afin de faire accélérer ses demandes de subventions.

« Il disait : “Je vais texter Sébastien, je le vois dans deux jours”. Après ça, rapidement, j’avais une commande qui descendait d’en haut. Je devais donc tasser 72 commissions scolaires pour répondre à une demande de Jasmin de façon favorable », se rappelle l’ex-fonctionnaire.

Des ordres venus d’en haut

Selon le rapport du Protecteur du citoyen, en juin 2017, la FJRSD demande au ministre du MEQ une aide financière de 90 000 $ sur deux ans afin de soutenir la mise en œuvre d’un programme pour combattre la violence dans les écoles. Dans la mise en œuvre de ce projet, la FJRSD mandate un organisme tiers pour la formation et l’accompagnement des milieux.

Un professionnel analyse la demande et recommande de ne pas octroyer d’aide financière. Une recommandation appuyée par le sous-ministre, « considérant notamment qu’il appartient aux écoles et aux centres de services scolaires d’établir leurs priorités et leur liberté quant aux choix des moyens et des collaborations pour y répondre. Par ailleurs, le rôle de la FJRSD consiste uniquement en un transfert de fonds entre le MEQ et un organisme tiers », indique-t-il selon le rapport du Protecteur du citoyen.

Pourtant, quelques semaines plus tard, le professionnel responsable de ce dossier écrit par courriel à son supérieur hiérarchique avoir reçu la pochette physique du dossier sur lequel se trouve un Post-it jaune demandant : « Changer recommandation positive. »

Le professionnel est forcé d’obtempérer, mais refuse de signer la nouvelle version de la note et la lettre à l’intention du ministre.

La situation se répète en février 2018 dans le cadre d’une demande pour une aide de 33 000 $ afin de développer les guides pédagogiques accompagnant l’utilisation d’une nouvelle technologie virtuelle en vue de sensibiliser les élèves à la réalité des victimes d’intimidation.

Le professionnel indique que « considérant que l’effet de la réalité virtuelle n’a pas fait l’objet d’études suffisantes, qu’elle comporte un enjeu d’accompagnement spécialisé et professionnel, que l’empathie pour les victimes n’est qu’un des éléments d’une stratégie de prévention et que la modalité proposée ne constitue pas une intervention universelle, il est recommandé de ne pas octroyer d’aide financière ».

Peu après, une personne travaillant au sous-ministériat du Soutien aux élèves, pédagogie et services à l’enseignement transmet un courriel au secteur concerné indiquant que le cabinet du ministre souhaite faire modifier la recommandation.

Le rapport du Protecteur du citoyen mentionne également qu’un autre projet a été approuvé par le ministère avant même d’être analysé dans le cadre d’un projet d’aide aux écoles pour l’année financière 2016-2017. Le cabinet du ministre a en effet annoncé à la fondation l’octroi du financement avant même la rédaction d’une recommandation par un professionnel chargé de l’évaluer.

Avec la collaboration de Félix Deschênes.

Un manque d’expertise

Dans le cadre de notre enquête, trois sources ayant une formation en psychologie ou en psychoéducation ont également déploré le manque d’expertise de Jasmin Roy. Elles ont demandé l’anonymat, car leurs fonctions ne leur permettent pas de s’adresser aux médias.

Rapidement après la naissance de sa Fondation, le comédien du téléroman Chambres en ville se positionne comme une référence en matière de lutte contre l’intimidation. Pourtant, il n’a aucune formation en la matière, en dehors de son expérience personnelle. Mais sa notoriété d’artiste l’amène à être invité sur toutes les tribunes, selon les fonctionnaires et les acteurs communautaires consultés.

Une ex-fonctionnaire du MEQ spécialisée en psychoéducation estime que certaines des propositions de Jasmin Roy ne correspondaient pas à l’état des connaissances et des recommandations en psychoéducation.

Elle dénonce notamment la médiatisation de jeunes victimes d’intimidation. « Il se promenait avec des mineurs qui étaient victimes d’intimidation, qui avaient leur heure de gloire à la télé avec leur maman parce qu’ils étaient victimes. Sauf qu’on ne veut pas qu’à 18 ans, un jeune, si les gens se souviennent de lui, c’est parce qu’il était victime d’intimidation. Il y a quelque chose d’éthiquement très risqué au niveau du développement de l’enfant », dit-elle.

Une de ses collègues, chargée d’évaluer les projets proposés, abonde dans le même sens. « Ce qu’on reprochait à ses projets, c’est qu’ils étaient souvent dans la victimisation, alors qu’au gouvernement, on travaillait en prévention. »

Une conseillère pédagogique qui a accueilli Jasmin Roy dans le cadre d’une conférence dans son école estime que son manque de formation se reflète d’ailleurs dans ses interactions avec les enfants. « Il se vendait comme un expert, mais pour s’adresser à des jeunes dans les écoles, il faut avoir soit une très grande habileté, soit une expertise », rappelle-t-elle.

Informé des propos des trois sources concernant son manque d’expertise, M. Roy n’a pas souhaité répondre.

Ce texte a été modifié après publication pour ajouter une information concernant les nuances apportées par le Protecteur du citoyen à la suite de la médiatisation d’un résumé de son rapport.

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