Femmes comme corps comme paysages
Récits-Récifs, de Line Nault, sera, à partir de mercredi soir, cette série de poèmes vivants, chacun durant de 2 à 16 minutes, à la fois dits, projetés, incarnés, dansés, filmés. « Comme si chaque poème-récit surgissait d’une espèce de sédiment, et devenait sédiment quand il prend corps », racontait la semaine dernière la chorégraphe en entrevue ; « comme s’ils formaient tous une topologie, un territoire, une île, autant mentale, si on veut, qu’inscrite en moi et dans les corps ». Arrêt sur ces îlots.
Il faut s’arrêter un instant après avoir ouvert la porte du studio bleu de l’édifice Wilder, plongé dans le noir. La répétition de Récits-Récifs est en cours. Avant que les yeux ne s’accoutument, le corps accuse déjà la différence d’environnement.
Après la course du quotidien — dans les deux sens du terme… —, après celle dans le métro et les couloirs, ici, perçoit-on, les dispositions changent.
Les systèmes parasympathiques, sent-on, sont invités à prendre une plus ample place. L’inconscient, peut-être, fuse davantage que les étincelles du lobe frontal. Autant les pupilles doivent s’agrandir, autant le corps peut ici lâcher ses embrayages, et rétrograder.

L’oeil s’habitue. Sur scène, Audrey Bergeron, assise dans une longue robe pâle, entourée d’étranges et doux tentacules de peluche, murmure un poème, pas tout à fait distinct, qu’on peut lire en même temps sur les télés posées côtés cour et jardin.
Sur le grand écran derrière elle, un plan serré de son torse — ses bras, ses mains… — qui attire l’attention aux détails. Bientôt, des paillettes colorées chuteront sur le tableau, sur cet univers étrange, onirique, bizarre, féminin.
« Au coeur de l’action »
Inspirée d’une partie de La problématique de l’erreur, performance trio de 2009, et en réaction à l’hyperprécision technologique exigée par son dernier projet, le pandémique Non de nom (2021), Line Nault avait le goût d’une pièce plus légère, explique-t-elle un moment plus tard, lumières rallumées, en entrevue.
Un projet mû par « l’idée d’être toujours au coeur de l’action ; et que le récit devienne récif, dans la notion du corps qui parle et de l’esprit qui bouge ; et avec cette notion que tous les récits sont déjà là, dans nos corps, nos cellules, notre histoire, et qu’on n’a pas besoin de les raconter », indique la créatrice.
Les tableaux sont nés des poèmes, et à partir d’un travail avec des matières textiles fournies par la scénographe et costumière Elen Ewig, « qui permettaient de transformer le corps en paysage, en tout ce qui nous relie à la nature, à la biologie comme à notre monde culturel, et de montrer le corps exactement comme un paysage mouvant, une matière mouvante ».

« Il y a quelque chose de très beau à dire : “OK, on pose un corps au milieu du studio avec deux ou trois guenilles, et on part de là.” Puis à voir que ça émerge. Le corps est vraiment le paysage en tant que tel. Comme dans tous mes projets. Avec des effets en temps réel. »
Somatique, profondeur, durée
Au cours du travail, les deux interprètes — Jessica Serli et Mme Bergeron — ont été préparées avec la « somatique », une méthode que Mme Nault, ancrée au continuum et au Gyrotonic, expérimente depuis des années, et qui, croit-elle, s’est ici cristallisée.
« On a travaillé beaucoup avec des massages dans les tissus du corps, en se demandant : quel tissu est convoqué et comment ? Jusqu’à quelle profondeur ? Et c’est comme si ça a créé une forme de langage et de mémoire corporels. »
L’ensemble a pris la forme d’une île chorégraphique, avec 30 poèmes comme autant de parcelles, où l’équipe naviguera, différemment, de soir en soir, sur de 13 à 15 textes, « rarement dans le même ordre », dans un parcours à géométrie variable où tout le monde manipule tout — la régie, les décors, les transitions.
« Même si je travaille avec la technologie, j’essaie de composer un circuit vivant, qui nous garde alertes, nous pousse à créer une capacité relationnelle avec l’espace, le temps, le son. » Tous les collaborateurs, dont Jonathan Parant au son et Alexandre Burton à la vidéo et à la lutherie numérique, sont des fidèles au long cours de la démarche de Line Nault.
« À la fin de notre séjour ici, on va avoir traversé l’île au complet », lance en souriant la chorégraphe. Chaque soirée durera entre deux heures et deux heures et demie. Les spectateurs qui ont expérimenté Récits-Récifs à Québec au dernier Mois Multi ont parlé « d’un buzz dans la durée, aussi, que tu pognes à un moment donné », rapporte la créatrice.
Mais une durée qui respire, en formule cabaret, où le spectateur peut se lever, prendre un verre, sortir, revenir, regarder les corps ou les écrans, aller consulter la cartographie de la chorégraphie et les fiches de référence de chaque tableau, se perdre dans le son parfois interactif, toujours né de manipulation de tissus, ou partir quand il sent qu’il a franchi pour de bon la frontière de son attention et qu’il a besoin de changer de disposition, de retourner au réel.