Être seule, autre et plusieurs, toujours ici et ailleurs

Qui suit la danse contemporaine au Québec connaît celles de Chi Long. Interprète au long cours, elle a été un jalon des paysages chorégraphiques d’O Vertigo, puis de Marie Chouinard. Pigiste depuis 2012, on l’a vue chez Virginie Brunelle, Mélanie Demers, Andrea Peña. La voilà pour la toute première fois en solo, au festival Phénomena, dans She and the other(s). Une autofiction scénique, un documenteur signé Élodie Lombardo. Mme Long, 54 ans, porte une matière plus parlée que bougée, une intime danse du soi et du récit incarné. Conversation.
« C’est le projet le plus personnel de ma carrière », confie Chi Long, aux côtés de la chorégraphe. « On a commencé en parlant de moi, beaucoup. J’avais jamais fait ça, ouvrir le travail en parlant de moi », ni en jouant avec des matières si intimes, confie-t-elle.
Cette pièce s’inscrit dans « une série de solos d’investigation » écrite par Les Soeurs Schmutt — les jumelles Élodie et Séverine Lombardo, qui célèbrent cette année les 20 ans de leur compagnie.
L’idée, explique Élodie Lombardo, est de remettre en question l’identité, sous toutes ses facettes. « Mes questions portent sur les récits sur lesquels on se construit. Sont-ils imaginaires ? Réels ? »
Cette préoccupation est présente chez les Schmutt depuis L’entité du double, chorégraphie de 2018. Les artistes monozygotes visaient alors « un truc authentique, personnel ; sur une parole — pour nous renouveler ; sur un moment dans notre carrière — tsé, l’habituel solo du danseur dans la quarantaine ? Ben nous, c’est un duo… » expliquaient-elles à l’époque.
« C’est là qu’on s’est posées dans l’autofiction, rappelle Élodie Lombardo aujourd’hui. Ensuite, naturellement, on s’est demandé ce que ça donnerait, cette autofiction, avec d’autres personnes, donc d’autres récits. »
« Moi, par exemple, je suis devenue mère », poursuit la moitié des Schmutt, « et je vois à quel point ça a transformé ma construction identitaire », illustre celle dont le gamin a maintenant l’âge de raison, 7 ans bien sonnés. « Je suis aussi immigrante, de France, et je vois comment ça entre en ligne de compte. »
Les Soeurs Schmutt ont donc poursuivi la recherche, en trois itérations différentes de ces « solos d’enquête sur la construction vraie-fausse de soi », pour des danseurs de plus de 45 ans ; deux fois avec Peter Trosztmer, une fois sur Séverine Lombardo.
Chi Long est la quatrième facette de cette suite. Pour brouiller les pistes se trouvent dans sa partition des morceaux chipés aux solos des autres.
Le vrai et l’authentique faux
Le parcours de Chi Long, arrivée à Montréal en 1990, à l’aube de sa vingtaine, est fait lui aussi d’immigration, par d’autres voies — du Vietnam à l’Australie, de l’Australie au Québec.
Il est nourri de la mémoire familiale de la guerre du Vietnam. Son parcours « lui donne un legs qui n’est pas du tout seulement vertical », explique Mme Lombardo.
Les deux femmes explorent également la transmission, l’héritage, les héritages, puisque les deux sont mères, et filles, dans cette recherche qui explore l’identité et les relations humaines.
« Il y a une bonne part autobiographique, poursuit Mme Long, et du fictionnel. Des souvenirs qui sont ceux de mes parents, des choses qu’on a trouvées dans notre recherche… »
« … ou dans des films », ajoute Mme Lombardo. Et la danse, qui fait tant partie de la vie de Chi Long ? Non. « On ne parle pas de danse », précisent-elles.
Mais le geste ? Le mouvement ? La chorégraphie de ce She and the other(s) ? Elles sourient. « Il y a une section qu’on appelle justement “la section dansée”. »
« La danse est toujours très présente… consent Élodie Lombardo. Je veux dire… c’est Chi, il ne pourrait pas en être autrement… Dans ce travail, on ne sépare pas la danse de la parole, qui est autant en français qu’en anglais, car ce sont les deux langues qui constituent Chi. »
Pas le vietnamien ? Non. Mme Long peut le comprendre un petit peu, mais ne le parle pas. « Parce qu’on a ouvert quelque chose avec et par le discours, la danse en émerge », poursuit la chorégraphe.
Parler sur scène, souligne l’interprète, entraîne une présence et une écoute fort différentes des moments où, pour d’autres créateurs, elle délivre une séquence chorégraphique.
« Là, je vais peaufiner mon affaire en studio, dans mon coin, du mieux que je peux, et la livrer sur scène. Avec la parole… il y a une adresse… On a découvert qu’il fallait vraiment que je voie à qui je parle, les spectateurs, sinon le texte, ouf !, disparaît, je le perds complètement… C’est davantage comme un dialogue », même sans réponse audible de la salle, « une invitation au partage », indique Élodie Lombardo.
Difficile de se faire une idée précise de ce que sera cette oeuvre ? C’est que les deux femmes jouent volontairement sur le flou, même le camouflage. Les collaborateurs de longue date nourrissent la pièce : Robin Pineda Gould à la vidéo, Guido Del Fabbro à la musique, Lucie Bazzo aux éclairages. « C’est la famille », lance en souriant Mme Lombardo.
Une vraie famille ? Une famille inventée ? Ou d’autofiction ?
Qui sait ?