Esther Calixte-Béa: son jardin, ses couleurs

Esther Calixte-Béa peint une toile dans son atelier.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Esther Calixte-Béa peint une toile dans son atelier.

Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît chaque fin de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs œuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.

Ses 177 000 abonnés sur Instagram la connaissent sous le nom de Queen Esie, une sorte d’alter ego « activiste de la pilosité féminine ». Nous y reviendrons. Mais Esther Calixte-Béa s’est toujours considérée comme une artiste avant tout. Alors qu’elle présente le fruit de deux ans de travail à la Maison de la culture Janine-Sutto, elle nous ouvre la porte de son atelier, dévoilant un univers coloré, riche en symboles et en textures.

Dans ses tableaux, les symboles — des coiffures, des vêtements ou des éléments de décor surréalistes — racontent les histoires de personnages formant une ethnie fictive que l’artiste appelle Fyète-Souhou. « Fyète veut dire “fierté” en créole haïtien, et Souhou, “divine”, en guéré, un dialecte ivoirien que mes grands-parents parlent, explique-t-elle. C’est à l’image de mon nom, qui reflète mes origines. Calixte, c’est le nom de famille de ma mère haïtienne, et Béa, de mon père ivoirien. »

Le travail des textures, quant à lui, marque sa peinture, ludique et spontanée. Son exposition Bienvenue dans le jardin dévoile une vingtaine de nouvelles œuvres. Des formes en bois dépassent des cadres, d’autres matériaux se mêlent à l’acrylique pour représenter des coiffures afros en relief et des mannequins grandeur nature se tiennent entre les tableaux, arborant des tenues brillantes à la mode Fyète-Souhou. Même les murs ont été peints d’un jaune et d’un vert éclatants, en collaboration avec la commissaire Cécilia Bracmort.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir C’est lors d’un voyage en Europe qu’Esther Calixte-Béa a « voulu sortir du cadre et développer [son] ethnie fictive au-delà de la peinture ».

« Dès ma première expo solo, que nous avons montée ensemble à La Centrale galerie Powerhouse, en 2021, Cécilia m’a dit qu’elle ne voulait pas travailler dans un white cube [cube blanc] typique, raconte l’artiste. J’ai été séduite par sa vision du commissariat, où autant d’éléments que possible (peintures, sculptures, décors) convergent pour mettre en place un univers cohérent. »

Au-delà des frontières

C’est lors d’un voyage en Europe, après son baccalauréat en arts visuels à Concordia, qu’Esther Calixte-Béa a « voulu sortir du cadre et développer [sa] pratique au-delà de la peinture ». « À Montréal, on a voulu me mettre dans une boîte. Là-bas, j’ai découvert d’autres artistes noirs qui déchiraient leurs toiles, qui s’amusaient. […] En fait, tous mes voyages ont été formateurs. C’est d’ailleurs en visitant Haïti avec ma famille, en me plongeant dans les couleurs vives du pays, que j’ai compris les traditions artistiques que je portais en moi. »

Son travail dépasse même déjà les frontières du Québec. La jeune créatrice, qui vit chez ses parents, à Brossard, s’est notamment retrouvée sur la couverture du magazine britannique Glamour UK, en 2021, en plus d’avoir été en vedette dans Fashion Canada.

Tout a commencé en 2019, lorsqu’elle a publié une série de photos intitulée Projet Lavande alors qu’elle était encore aux études. Elle s’est mise en scène portant une robe couleur lavande qu’elle a confectionnée, dévoilant fièrement la pilosité de son torse. « En Côte d’Ivoire, ma tante m’a appris que la plupart des femmes de notre ethnie sont poilues, dit-elle. Aujourd’hui, elles se rasent sous la pression des standards de beauté véhiculés par les médias, mais à une certaine époque, elles montraient toutes leurs poils. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La jeune créatrice s’est notamment retrouvée sur la couverture du magazine britannique Glamour UK.

C’est une amie qui lui a conseillé d’envoyer son projet à des blogues et à des magazines. « L’accueil a dépassé mes attentes, raconte Esther Calixte-Béa. On m’a qualifiée, un jour, d’“activiste de la pilosité féminine” et j’ai adoré cette étiquette. Finalement, ce conseil de mon amie, qui m’a fait réaliser que je pouvais promouvoir moi-même mon travail, m’influence encore en tant qu’artiste. »

En d’autres mots, son statut d’influenceuse lui donne aujourd’hui la confiance nécessaire pour percer dans le milieu de l’art. Et pour cause : elle publie toujours des conseils beauté et des messages sur la pilosité féminine à ses milliers d’abonnés, sous le pseudonyme Queen Esie. Force est de constater que cela lui réussit, puisqu’elle est apparue dans les grands médias tant au Québec (Le Journal de Montréal, TVA, CBC) qu’à l’étranger (France culture, Konbini) pour en parler.

« Crise identitaire »

Ce texte demeure néanmoins son premier portrait en tant qu’artiste dans un quotidien québécois, à l’heure où sa carrière prend son envol. À 28 ans seulement, elle figure déjà parmi la collection du Musée national des beaux-arts du Québec et a exposé ses œuvres à l’Ottawa Art Gallery (2023), chez Hugues Charbonneau (2022), ainsi qu’au Musée des beaux-arts de Montréal.

Son exposition en cours à la Maison de la culture Janine-Sutto lui apparaît malgré tout comme sa plus importante à ce jour : « Je n’ai jamais présenté autant d’œuvres à la fois. C’est aussi un projet qui est très proche de moi. J’ai peint différentes scènes avec des personnages qui évoquent mon propre rapport à mes origines. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Elle figure déjà parmi la collection du Musée national des beaux-arts du Québec et a exposé ses œuvres à l’Ottawa Art Gallery ainsi qu’au Musée des beaux-arts de Montréal.

Il est question ici d’un groupe de femmes noires en particulier. Elles portent des t-shirts blancs symbolisant leur assimilation à la culture occidentale. Peu à peu, au fil des tableaux, elles se font accueillir par des femmes vivant sur une île habitée par l’ethnie Fyète-Souhou. Elles enlèvent ensuite leurs t-shirts, s’adonnent à toutes sortes de rituels et finissent par accepter leur chevelure afro et leur pilosité. « À travers ces récits fictifs, j’ai voulu exprimer l’impression bien réelle d’être en crise identitaire. »

Un thème qu’elle n’a pas fini d’explorer, d’autant plus qu’elle commence à développer une véritable iconographie autour de son ethnie fictive. « Pour l’instant, cet univers est bien reçu et me permet surtout d’explorer d’autres disciplines, comme la sculpture. […] J’avance en art comme dans mes activités militantes : en me projetant dans l’avenir, une année à la fois. Tant que les standards de beauté ne changeront pas, je resterai motivée à rappeler aux femmes qu’elles ont le droit de se montrer telles qu’elles sont. »

À voir en vidéo