L’Espace Riopelle ou faire vibrer la toile comme une chanson d’amour

Après des années de préparation et quelques-unes de démolition, l’Espace Riopelle prend lentement forme au cœur des plaines d’Abraham. Le nouveau pavillon du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) accueillera la plus grande collection publique d’œuvres de Jean Paul Riopelle au monde — et promet déjà de guider le public par le bout du cœur à travers les toiles du plus illustre des peintres québécois.
Sur place, là où se dressait jusqu’à l’automne dernier l’emblématique pavillon d’accueil et son iconique lanterneau de verre, les ouvriers bravent le froid mordant de l’hiver pour ériger ce qui deviendra, à l’horizon 2026, un écrin somptueux pour plus de 500 œuvres de Jean Paul Riopelle.
Le public entrera dans un petit exploit d’ingénierie lorsqu’il découvrira le bâtiment l’an prochain. Les collections du musée sommeillent sous le chantier, vulnérables à la poussière, à l’eau et à la moindre secousse. Il a donc fallu travailler en orfèvre — et sans provoquer de trop grandes vibrations — pour déconstruire le Grand Hall, couler de nouvelles fondations, ajouter une salle de machinerie et plusieurs dizaines de mètres de conduits à proximité de quelque 44 000 trésors du patrimoine québécois — dont 9000 déménagés des réserves en amont des travaux.
Cette minutie, assortie d’un budget de 84 millions de dollars, culminera en un nouveau pavillon de verre, d’acier et de bois situé à la confluence du ciel, du fleuve et du parc des Champs-de-Bataille. Le plus célèbre chef-d’œuvre du peintre, L’Hommage à Rosa Luxemburg, couronnera le nouvel édifice, enveloppant le public dans une disposition en cercle rendue possible grâce à un jeu d’aimantation spécialement conçu pour cette salle.
L’Espace Riopelle ajoutera, en tout, quelque 2000 m2 à la capacité d’exposition du musée et promet déjà de lever le rideau sur les coulisses de la muséologie. Une salle entièrement vitrée permettra au public d’observer la restauration, le dévoilement ou la mise en quarantaine d’œuvres — des exercices aussi méconnus que méditatifs que l’Espace Riopelle entend mettre en lumière.

Une salle d’exposition temporaire permettra aussi de placer l’accent sur des artistes qui ont gravité dans l’orbite du peintre.
« Nous avons réfléchi à la contribution des musées dans la construction des identités nationales, une contribution qui passe souvent par la célébration des grands et la commémoration des champions, analyse le directeur général du MNBAQ, Jean-Luc Murray. Il y a toute une dynamique autour de ça dans le monde, mais il n’y a rien de similaire au Québec. Nous essayons de le faire intelligemment, sans que ça ne nous empêche jamais de poser un regard critique sur Riopelle s’il le faut. Ce n’est pas un mausolée ni un temple que nous créons ; c’est un espace de mise en valeur de ces œuvres. »
Des toiles à ressentir comme des chansons d’amour
Deux chantiers parallèles auront enfanté le nouveau pavillon à l’automne 2026. Outre celui de béton, de sueur et de force de bras qui se déploie depuis près d’un an, un second, plus discret, se déroule au même moment dans les laboratoires de l’École de psychologie de l’Université Laval, sous la gouverne du professeur Sébastien Tremblay.
« Le défi que nous tentons de relever, c’est de pouvoir prédire les émotions ressenties face à l’art, explique le directeur du laboratoire Co-DOT. Nous essayons de suivre le visiteur ou la visiteuse dans son parcours pour être capables de mesurer, en temps presque réel, la gamme d’émotions vécue devant les toiles. »
Le travail scientifique porté par Sébastien Tremblay et son équipe imprimera sa marque sur l’Espace Riopelle, promet le directeur général du MNBAQ.

« Nous utiliserons ça comme matière première, assure Jean-Luc Murray. Ce travail se base sur des théories esthétiques qui remontent à Aristote, sur l’expertise de nos experts aidés par 200 cobayes qui ont parcouru nos salles pendant que nous captions ce qu’ils ressentaient. Nous sommes capables, avec un modèle conçu à l’aide de l’intelligence artificielle, de prendre tout ça en compte et de déterminer à 85 % la valence et l’intensité émotionnelles éprouvées devant une œuvre. Ça nous permettra de moduler notre façon de travailler. Si vous êtes déprimé, par exemple nous pourrions vous proposer un parcours où se déclinent des œuvres que nous savons productrices d’émotions davantage positives — un peu à la manière d’une playlist de chansons d’amour que vous écoutez après un chagrin amoureux. »
La « claque » Riopelle
Cette méthode fondée sur l’intelligence artificielle n’a aucun équivalent dans les musées du monde, croit Jean-Luc Murray, qui y voit un outil « extraordinaire » pour « désintellectualiser » l’univers muséal et rendre l’art plus accessible.
« Nous ne demandons pas aux gens de laisser leur tête au vestiaire, mais nous faisons un effort conscient pour maximiser ce qu’ils devraient vivre devant une œuvre d’art, déclare avec enthousiasme le directeur général. Les musées ont peut-être moins bien travaillé depuis 30 ans en proposant des choses trop intellectualisées. Avec Riopelle, nous avons une occasion parfaite de mettre la théorie en pratique, car c’est un artiste qui produit des émotions très intenses. Riopelle, ça vous donne une vraie claque dans la face, un bon coup de genou dans les chnolles. »
Dans la salle d’exposition de L’Hommage, par exemple, un parfum choisi avec l’alchimiste des arômes François Chartier titillera le public pour magnifier l’émotion provoquée par la fresque.
« Riopelle était un grand innovateur, conclut Jean-Luc Murray. Nous nous sommes dit qu’il fallait concevoir son espace avec son esprit : baveux, innovant, inattendu. »