Une «ère de feu», de Los Angeles à Chibougamau

Né en 1949, Stephen Pyne a été pompier forestier, puis est devenu le principal historien du feu aux États-Unis. Il a publié des dizaines d’ouvrages sur le sujet, dont le plus récent, The Pyrocene (University of California Press), en 2021. Après les feux de Los Angeles, Le Devoir s’est entretenu avec ce professeur émérite de l’Université d’État de l’Arizona.
Les feux Palisades et Eaton, à Los Angeles, ont tué au moins 29 personnes et détruit plus de 16 000 bâtiments. Avez-vous été surpris par cette catastrophe ?
L’ampleur de ces feux m’a surpris, même si je savais très bien qu’ils pouvaient survenir à Los Angeles. La Californie du Sud est bâtie pour brûler. Son climat méditerranéen est idéal pour les incendies. Ses vents sont très puissants. Grâce à du charbon de bois dans les sédiments marins, nous savons que des incendies majeurs y avaient lieu bien avant l’arrivée de l’humain. Cela dit, depuis la colonisation, notre manière d’occuper le territoire a grandement aggravé le problème. On se retrouve cette année avec des dégâts abasourdissants. La reconstruction sera très complexe, car ce n’est pas qu’une question d’argent. Il faudra aussi se mettre d’accord sur quoi faire, qui paye, qui décide.
Pensez-vous que ces feux vont bousculer l’opinion américaine sur les risques posés par le feu et le changement climatique ?
Plusieurs villes ont brûlé en Californie dans la dernière décennie. Mais dès que les flammes n’affectent plus le quotidien des gens, que la fumée ne les incommode plus, ils passent à autre chose. Feu après feu, rien ne change. On ne saisit pas la possibilité de reconstruire sur de nouvelles bases, comme Londres ou Chicago l’ont fait par le passé. Pourtant, avec le même modèle urbain, la catastrophe va se reproduire. Avec les changements climatiques, c’est d’autant plus certain. Dans ce pays, combien d’écoles ont été attaquées sans que nous ayons une discussion sérieuse sur le contrôle des armes à feu ? Il semble que nous soyons prêts à subir beaucoup de punitions avant d’agir en adultes. Je n’ai aucune raison de penser que les choses changeront miraculeusement parce que la cour arrière d’Hollywood a brûlé…
Vous avez inventé le concept de « pyrocène », qui fait la distinction entre trois types de feux. Voulez-vous nous en dire plus ?
Avec le concept de pyrocène, je m’intéresse à l’histoire profonde. Je fais remonter le début de cette époque au lendemain de la dernière ère glaciaire, il y a environ 12 000 ans. Ce qu’on voit aujourd’hui s’inscrit dans cette longue saga, celle de l’humanité et du feu.
Le premier type de feu existe indépendamment de l’humain. Il est apparu il y a 420 millions d’années, quand les premières plantes ont poussé sur la terre ferme. Il n’a rien d’étranger à notre planète. Le deuxième type de feu est apparu avec les homininés, qui ont découvert comment l’allumer à leur convenance. Avec cet outil, nous avons agrandi le domaine du feu sur la planète, nous avons modifié le climat, nous avons remodelé la biosphère. Mais cela ne nous suffisait pas. Pour trouver une nouvelle source de combustibles, nous avons commencé à puiser dans le passé géologique, exhumant des « paysages fossilisés ». Ainsi est né le troisième type de feu. Celui-ci ne connaît pas de limites. Il ne dépend pas des saisons. On peut le faire brûler jour et nuit, été ou hiver, par temps sec ou humide. Contrairement aux deux premiers, il ne s’inscrit pas dans une longue histoire écologique. Nous avons extrait quelque chose d’un passé immémorial, le libérant dans le présent. Or, il n’a pas sa place ici.
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Vous avez déjà écrit que nous sommes actuellement en train de créer l’équivalent d’une ère glaciaire, mais avec le feu.
Parler d’une « ère de feu » est ma réponse à ceux qui disent que nous n’avons pas d’analogues pour l’avenir. L’avenir qui nous attend est si étrange, si différent, que nous avons du mal à imaginer des scénarios pour nous guider. Pourtant, prenez une période glaciaire, passez toutes ses caractéristiques à travers une sorte de « miroir pyrique », et qu’est-ce qui ressort de l’autre côté ? Des extinctions massives, une variation du niveau de la mer, des changements climatiques, des calottes glaciaires en mouvement. Voilà l’ampleur des métamorphoses devant nous.
Avec le feu d’Hawaï, en 2023, et maintenant celui de L.A., voyons-nous le retour des grands feux urbains ?
Oui. Durant la colonisation de l’Amérique du Nord, les villes avaient tendance à brûler aussi souvent que les campagnes. Elles étaient faites des mêmes matériaux, soumises aux mêmes vents, aux mêmes sécheresses. Et les sources d’allumage ne manquaient pas : on faisait des feux partout. Cela s’est finalement calmé au début du XXe siècle, avec l’avènement de l’électricité et de meilleurs codes de construction. Puisque le problème semblait avoir disparu, nous avons abandonné nos bonnes habitudes d’« hygiène pyrique », laissant le combustible naturel s’accumuler. Et les incendies urbains ont commencé à réapparaître vers la fin du siècle.
Lors d’événements de ce type, les feux commencent à la périphérie d’une ville. Ensuite, les étincelles le propagent de maison en maison. Le combustible, ce sont les résidences. Sur certaines photos de l’incendie de Palisades, on voit des bâtiments incinérés et, juste à côté, des bandes entières d’arbres. S’il s’agissait d’un incendie de forêt, ces arbres auraient brûlé. Aux États-Unis et au Canada, le problème, c’est que les gens s’installent dans des zones propices aux incendies. En Europe, c’est l’inverse : les gens quittent les zones rurales, et plus personne n’entretient le paysage, qui accumule alors du combustible.

Dans les régions très propices aux feux comme L.A., devrions-nous penser à déménager certains quartiers ?
Je pense que ce serait une approche rationnelle. Les Australiens explorent cette voie dans certaines de leurs zones à haut risque. Cependant, je ne vois pas Los Angeles abandonner la zone de Pacific Palisades pour en faire un parc. Il faut loger les gens. Et les États-Unis ont un très mauvais bilan en matière de déménagement des populations à risque, dont celles des zones côtières soumises aux ouragans et à la montée du niveau de la mer. Il semble que nous ne soyons pas rendus là — ni dans ce pays ni en Europe. Le Portugal, l’Espagne, la Grèce, la France : ils savent très bien quel est le problème, qu’il nécessite un nouvel aménagement du territoire et une nouvelle manière d’y vivre. Mais jusqu’à présent, la réponse aux catastrophes, c’est toujours plus d’avions, plus de camions, plus de pompiers.
Est-il encore possible d’éviter de plonger dans une « ère de feu » ?
Je pense que nous y sommes déjà. Nous avons tellement perturbé le climat que nous avons perdu le contrôle. Mais nous pouvons commencer à le reprendre. J’ai trois conseils pour l’avenir. Premièrement, nous avons trop de « mauvais feux » qui brûlent les villes, tuent des gens, détruisent la nature. Nous devons les éliminer autant que possible. Deuxièmement, nous avons trop peu de « bons feux ». Le feu a longtemps été le compagnon le plus fidèle de l’humain. Nous devons permettre au feu de recommencer à jouer ses rôles naturels, dont celui de limiter l’accumulation de combustibles naturels. Et troisièmement, nous devons arrêter de brûler des combustibles fossiles. Il n’y a vraiment pas d’autre solution !