Des enseignants dénoncent le racisme envers les infirmiers africains à Gaspé

Des infirmières et infirmiers africains formés au cégep de la Gaspésie et des Îles ont vécu du dénigrement et du racisme pendant leur stage à l’hôpital de Gaspé, a appris Le Devoir. À l’automne dernier, la situation aurait été à ce point inacceptable qu’elle a été dénoncée aux autorités par des enseignants qui les supervisaient. Le Cégep et le CISSS de la Gaspésie reconnaissent qu’une « situation préoccupante » a eu lieu.
Le Devoir a mené sa propre enquête. Les personnes interviewées ont témoigné sous le couvert de l’anonymat afin de ne pas nuire aux démarches des futurs soignants, recrutés dans le cadre du programme du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) visant à faire venir 1500 infirmières et infirmiers de l’étranger. Selon nos informations, le climat était particulièrement difficile à l’hôpital de Gaspé. Les étudiants africains se voyaient confier « la double tâche », c’est-à-dire qu’ils devaient concilier le travail de préposés aux bénéficiaires en plus d’être évalués comme infirmiers, a confié au Devoir une personne au fait de la situation.
Cela allait jusqu’à empêcher les étudiants africains de poser des actes d’infirmiers, les confinant principalement à des tâches de préposés. Certains se sont fait dire qu’ils n’étaient « pas bons » et ne deviendraient jamais des infirmiers, qu’au mieux, ils seraient des préposés aux bénéficiaires. « Ce n’était pas du tout un contexte pour apprendre », a déploré une autre personne au fait de la situation. « Je ne comprenais pas qu’on puisse les traiter comme ça. »
D’autres ont subi des propos racistes et des « méchancetés », se faisant notamment reprocher leur odeur. Par moments, le climat de travail aurait été à ce point « désagréable » que des enseignants se sont demandé s’il ne valait pas mieux, pour eux et les étudiants, d’arrêter la formation. « C’était au point où on se disait : “On va perdre les étudiants” », a rapporté cette même personne.
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Une situation « qui a eu lieu »
Le directeur de la formation continue du Cégep de la Gaspésie, Éric Couillard, reconnaît les faits et parle d’une « situation préoccupante » qui lui a été rapportée à l’automne. « La situation que vous rapportez, c’est une situation qui a eu lieu, a-t-il reconnu. On n’a pas pris ça à la légère. »
M. Couillard explique que des discussions ont d’abord eu lieu avec l’équipe en place et l’enseignante coordonnatrice du milieu clinique, et que des interventions ont suivi. « Après, c’est revenu à moi. On trouvait ça visiblement préoccupant ce qui s’était produit, en termes de propos… beaucoup de méchancetés », a-t-il poursuivi. Une rencontre en haut lieu a alors été organisée avec des gestionnaires du Cégep de même qu’avec ceux du CISSS de la Gaspésie, qui étaient déjà au courant du problème, selon M. Couillard.
« En deux ans, c’est la seule fois que je peux vous dire que j’ai […] vraiment dû intervenir après la fin d’un stage, de façon officielle au niveau du CISSS, pour recadrer et dénoncer cette situation-là », a-t-il soutenu.
Bien qu’aucune plainte formelle n’ait été déposée, le CISSS de la Gaspésie dit être « au fait de difficultés rencontrées dans certains départements » et rapportées par des enseignants superviseurs de stage. Les équipes de travail concernées ont été rencontrées de même que les étudiants, indique-t-on.
« L’arrivée des IDHC [infirmiers diplômés hors Canada] est un projet sans précédent pour notre organisation ; nous en tirons des apprentissages et nous ajustons encore », a affirmé Cassandra Lévesque, adjointe au p.-d.g. et responsable des communications par intérim au CISSS de la Gaspésie. Alors qu’une nouvelle cohorte commence sa formation ces jours-ci, une rencontre de suivi sera organisée afin d’assurer son intégration « en douceur ».
« On peut nommer ça du racisme »
Au Consortium en soins infirmiers du Vieux-Montréal, un organisme chargé de fournir du soutien pédagogique aux cégeps qui forment les étudiants étrangers du programme, on dit avoir été mis au courant de la situation en janvier par l’entremise d’une personne enseignante de Montréal qui a supervisé des stages à Gaspé, l’automne dernier. « Il y avait des enjeux dans cet hôpital-là », a dit au Devoir Éric April, le directeur de la formation continue au cégep du Vieux Montréal et gestionnaire principal du consortium. « On semblait avoir de la difficulté à reconnaître qu’ils étaient dans un stage comme infirmiers et infirmières parce qu’on les considérait encore comme des préposés. À mon sens, c’est un préjudice, a-t-il ajouté. Puis, quand on ajoute à ça le fait qu’ils sont Africains, on peut nommer ça du racisme. »
Il insiste toutefois pour dire que le mandat du consortium n’est pas d’enquêter sur des allégations ou des dénonciations qui seraient faites. « On n’est pas là pour valider les faits. On est là pour soutenir l’aspect pédagogique. »
Depuis que le MIFI lui a donné le mandat de soutenir les cégeps, aucune plainte formelle n’aurait été déposée au consortium de la part d’étudiants ou d’un cégep. M. April croit que les mécanismes de plainte gagneraient à être mieux connus des étudiants. Le MIFI dit avoir été informé des problèmes d’intégration des stagiaires à Gaspé et a obtenu du cégep qu’il fasse un suivi auprès des étudiants, notamment pour les informer des mécanismes de plainte.
Le Cégep de la Gaspésie et des Îles a reçu jusqu’ici plusieurs cohortes issues du programme du MIFI. La première, en 2023, avait nécessité certains rajustements, comme l’avait rapporté Le Devoir. Au total, sur 77 étudiants accueillis, 7 ont échoué et 2 ont abandonné, pour un taux de réussite de 88 %. Il y a deux semaines, Le Devoir avait révélé que des infirmières et infirmiers recrutés en Afrique et formés au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue avaient eux aussi été humiliés, victimes de propos racistes de la part d’enseignants et de membres du personnel clinique des hôpitaux, ce qui avait mené à une vague d’échecs.