L’endettement fragilise les ménages canadiens
Collaboration spéciale

Ce texte fait partie du cahier spécial Mes finances, ma retraite
Les consommateurs remboursent davantage leurs dettes qu’ils n’épargnent.
La dette générale des ménages canadiens sur le marché du crédit est passée de 102 % du revenu disponible en 1994 à environ 175 % en 2024, selon Statistique Canada. Que l’on considère le taux de crédit à la consommation, le taux d’endettement des ménages, le montant sur les cartes de crédit, les taux d’arrérages ou de défaillance, tout pointe dans la même direction : les Canadiens sont de plus en plus endettés et consacrent de plus en plus d’argent à rembourser leurs dettes plutôt qu’à épargner.
Aux yeux de Jacinthe Cloutier, professeure agrégée en sciences de la consommation à l’Université Laval, la cause principale est la facilité et l’instantanéité. « Nous ne sommes plus habitués à attendre. Il fut une époque où on économisait nos sous avant de se procurer un bien. Maintenant, on l’obtient d’un claquement de doigts. On en oublie les intérêts payés sur les emprunts ou les montants non remboursés sur carte de crédit. »
Professeur émérite à HEC Montréal et coauteur de C’en est fait de notre société de consommation avec Isabelle Thibault, Jacques Nantel est, lui, frappé par la dimension systémique de cet endettement. « Depuis 50 ans, on a demandé aux ménages de soutenir la croissance. Plus de la moitié de la croissance économique provient de leurs dépenses plutôt que des investissements des entreprises ou en infrastructures. »
Bonne ou mauvaise dette ?
Mais n’y a-t-il pas de bonnes dettes, comme les prêts hypothécaires, qui permettent de financer l’acquisition de patrimoine ? M. Nantel en convient, mais cela est loin de concerner tout le monde. « Au moins six Canadiens sur dix n’ont ni prêt hypothécaire ni propriété, mais leur endettement reste élevé », indique-t-il.
Au Québec, la hausse tendancielle de l’épargne et de l’accumulation de patrimoine depuis plusieurs années n’est en fait qu’une moyenne, souligne le professeur. « Dans les faits, c’est le quintile supérieur qui accapare quasiment toute l’épargne. Les autres n’ont rien. » [Voir l’encadré.]
Pour Jacinthe Cloutier, il faut se libérer de certains réflexes. En soi, l’utilisation du crédit n’est pas un mal, « tant qu’on est capable de rembourser ». Elle rappelle que le surendettement ne survient pas uniquement parce qu’on dépense trop ou qu’on gère mal ses affaires, mais souvent en raison d’un coup dur. « Les pertes d’emploi, la maladie, une pandémie peuvent gravement affecter nos revenus. Depuis la pandémie, les banques alimentaires ont vu la demande exploser », rappelle-t-elle.
Des solutions pour s’en sortir
Aux yeux des deux spécialistes, se sortir de cette situation sera d’autant plus difficile que la prospérité économique est dopée à l’endettement des ménages.
« C’est un cercle vicieux, souligne Mme Cloutier. Les ménages surendettés doivent diminuer leurs dépenses. La demande de biens et de services diminue. Les entreprises ont des difficultés. Elles ferment ou suppriment des postes. Ces personnes qui perdent leur poste voient leurs revenus diminuer. Et ainsi de suite. »
Selon Jacques Nantel, les gouvernements ne peuvent pas restreindre le crédit sans provoquer d’autres problèmes. « Quand le gouvernement a augmenté le seuil de remboursement du crédit de 3 % à 5 %, ça a créé la commotion dans bien des ménages. »
Économie de partage
Du point de vue du professeur, la solution se situe du côté de l’économie de partage, qui s’implante dans la population. En habitation, par exemple, elle se manifeste dans le logement social, les coopératives ou encore la mutualisation du développement immobilier.
Collectivement, il faudrait, dit-il, détacher la notion d’utilisation de celle de possession. « Si tu veux un chalet, tu peux l’acheter, mais tu peux aussi le louer. Si tu veux te déplacer, tu peux acheter une auto, ou bien tu prends le transport en commun, tu loues une voiture ou tu souscris à l’autopartage. Tu veux du cinéma maison, tu réserves la salle de cinéma de ta tour à condos. »
Ce chercheur et spécialiste du commerce de détail est d’ailleurs frappé par la multiplication des initiatives privées en matière de partage. « Pensez à Communauto. Pensez à Spotify ou à Apple. Au lieu de te monter une discothèque, tu paies un abonnement. En Belgique, Décathlon a conçu un système de location : au lieu d’acheter toute une batterie d’articles de sport qui sert rarement, on paie un abonnement mensuel pour avoir accès au matériel. Ça consiste donc à se doter de services communs au lieu d’avoir tout chez soi. »
Au Québec, des inégalités d’accès au crédit
En matière de dette, les inégalités sociales sont criantes dans la province, démontre Geoffroy Boucher, économiste à l’Observatoire québécois des inégalités, dans une étude intitulée « Derrière l’endettement des ménages, des inégalités d’accès au crédit ». Premier constat : les plus riches sont les plus endettés. De 1999 à 2023, le quintile supérieur, 20 % de la population, a assumé 37 % de l’endettement hypothécaire. Mais il a aussi accaparé 59 % de l’augmentation de l’actif total. Le quintile le moins riche n’a, pour sa part, souscrit qu’à 4 % des prêts hypothécaires au Québec — pour seulement 1 % d’augmentation de sa valeur. « Les inégalités de patrimoine sont criantes. Les riches, souligne le chercheur, ont un meilleur accès au crédit, à de meilleurs taux, pour de meilleurs termes, ce qui leur permet d’aller chercher du patrimoine plus intéressant. » Autre manifestation de cette inégalité : les taux de refus de demande de crédit. Le quintile inférieur essuie 25,6 % de refus, presque le double du quintile supérieur, à 14,4 %. Et c’est encore plus marqué pour les Autochtones et les personnes racisées, dont les taux de refus sont de 38,5 % et de 28,4 % respectivement. « Les quintiles inférieurs doivent recourir davantage aux prêts alternatifs, comme le prêt sur gage ou sur salaire, proposés par des institutions non bancaires et qui sont plus coûteux », souligne Geoffroy Boucher.
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