L’éducation ne doit pas s’adapter à la techno-économie

Une fois par mois, Le Devoir d’éducation veut proposer des contributions enrichissantes, qu’elles proviennent de chercheurs et de praticiens du milieu de l’enseignement ou d’autres personnes qui ont réfléchi à l’état de notre système d’éducation.
« Il faut s’adapter. » Pas une journée ne passe sans que le professeur au collégial que je suis reçoive cette injonction à arrimer encore davantage qu’elle ne l’est déjà l’éducation au marché du travail et aux nouvelles technologies — surtout à l’intelligence artificielle, qui est aujourd’hui présentée comme la panacée.
Le monde change, nous dit-on, et nos étudiants évolueront dans un marché du travail peuplé de machines et de robots. Nous n’aurions donc pas le choix de les y préparer dès maintenant en intégrant ces mêmes machines à la salle de classe. Toute résistance serait futile. Je voudrais aujourd’hui faire valoir que l’avenir exige de nous une attitude qui préconise précisément l’inverse.
Le sociologue et philosophe Michel Freitag nous avait pourtant déjà mis en garde, au tournant des années 2000, sur la nécessité de résister à ces pressions adaptatives en soulevant les risques qu’elles pouvaient représenter pour l’éducation aussi bien que la société.
On disait alors déjà que l’éducation devait vite rattraper son prétendu « retard » à l’égard des « besoins de la société », sorte de mot-écran voulant surtout désigner les réquisits de l’industrie capitaliste et les inventions technologiques, toujours célébrées comme autant de nouvelles panacées.
D’après Freitag, on escamote alors tout débat sur la nature de ce que sont ou devraient être l’éducation, la société ou la civilisation. Inutile de se demander quelles valeurs, quelles finalités ou quelle conception de l’humain doivent être à la base de l’enseignement s’il suffit de calquer celui-ci sur le mouvement, toujours en accélération d’ailleurs, du système technico-économique.
Comme l’avait bien vu Freitag, et même Marcel Rioux dès les années 1960, cela voulait essentiellement dire américaniser notre système d’éducation en l’alignant sur l’idéologie promue par l’impérialisme économique, technologique et culturel étasunien : une nouvelle école « technétronique » adaptée aux besoins du capitalisme cybernétique.
Il faut donc malheureusement reconnaître que la plupart des transformations ou réformes impulsées ces dernières décennies dans le monde de l’éducation sont le fruit d’un rapport de domination — et d’un projet porté par la classe dominante — qui vise à soumettre les institutions et les sociétés aux impératifs du capitalisme mondialisé.
Freitag remarquait qu’il se trouve alors toujours des gens qui ont « le courage de voler au secours du plus fort en criant que force est raison » et qui mettront « toute leur énergie » à nous dire que la colonisation de l’école par la logique marchande et par les machines pourrait, au fond, être une belle aventure…
Ce n’est, hélas, qu’une sorte de syndrome de Stockholm qui donne à la contrainte imposée l’apparence d’un virage consenti. Peut-être est-ce, comme le dirait Günther Anders, le sentiment d’être inférieur à la technologie qui cause une honte rendant désirable, pour le moi, de s’effacer au profit de la machine dans un élan d’autoréification ?
Liquidation sociétale
L’enthousiasme manifesté à l’embrasser ne change pourtant pas la nature de la domination qui nous enjoint, d’après Freitag, à abandonner « ce que nous avons su être et devenir collectivement » pour nous imposer ce qu’il faudrait « accepter de devenir quoi qu’il en coûte ». En somme, accepter la liquidation d’une société et d’une culture concrètes, mais aussi celle d’un idéal civilisationnel, disons, « humaniste » et républicain.
Cela, au profit de la seule inféodation de l’éducation à un système économique qui s’est lui-même affranchi de toute norme sociale pour ne viser que l’accumulation sans fin de la valeur, sans égard à quelque autre considération. Le tout à l’heure même où les sociétés devraient au contraire s’interroger sur la meilleure direction à prendre, en éducation comme en général, pour assurer la suite du monde face à la crise écologique.
Cela impliquerait de réfléchir à nouveau à ce qu’est la nature, mais aussi la culture, la société et l’éducation. Or, il nous est au contraire intimé de ne pas réfléchir et de se jeter tête baissée dans la fuite en avant, en abdiquant le pouvoir de décider entre les mains des systèmes économique et technologique auxquels on confie désormais le soin de piloter la marche du monde.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Freitag rappelle que, des Grecs aux Lumières, il n’a jamais été question pour la société de se résumer à ce qu’elle était dans sa factualité brute ou empirique. Chacun se trouvait ainsi placé en tension avec un idéal qui amenait à vouloir s’élever à « ce que l’on est appelé à être ». Il en va de même pour l’éducation, dont l’histoire est incompréhensible en dehors de la référence à l’idéal humaniste qui surplombait ou englobait tous les projets éducatifs des sociétés particulières.
Il ne s’agissait alors jamais uniquement de fabriquer des élèves adaptés à la production ou à l’environnement immédiat, mais de leur rappeler les idéaux d’un passé certes perdu, et constituant les clefs d’un « avenir conçu comme la réalisation d’une promesse venue du passé ».
Les cégeps sont un exemple intéressant, puisqu’on a cherché à les penser comme lieux de synthèse entre formation professionnelle et transmission d’une culture humaniste, comme établissements où devait régner, selon les mots de Guy Rocher, un équilibre entre la culture et la technique.
Dissolution postmoderne
Cet idéal éducationnel et civilisationnel humaniste est aujourd’hui désavoué au profit de sa « conversion dans la technologie et l’économie », nous dit Freitag.
La dissolution de toute référence à un idéal pouvant guider la civilisation, la société ou l’éducation conduit à arrimer cette dernière à la seule quête d’expansion infinie du gain ou de la puissance dans le marché mondial, ainsi qu’à la « fétichisation de la technique et de l’univers virtuel » et cybernétique. En somme, le désir d’adapter l’éducation au marché et au règne des machines, qui représentent notre nouvelle réalité aplatie, ce « désert du réel » qui semble aujourd’hui avoir remplacé tout idéal éducatif digne de ce nom.
Le mouvement qui conduit à la « grande transformation » dont parlait Karl Polanyi — celle qui amena l’économie à se désencastrer de la société et à subordonner toutes les autres sphères de la pratique sociale — est certes déjà en marche dans les sociétés modernes. Mais, comme le rappelle Freitag, l’autonomisation de l’économie a suscité, à l’époque, une double réaction.
D’abord, sur le plan institutionnel, la formation de l’État-nation moderne donne au politique la tâche de faire valoir, comme une sorte de contrepoids, les exigences de la solidarité ou du bien commun, comme ce fut le cas dans la social-démocratie, par exemple. Ensuite, une réaction culturelle, où l’idéal civilisationnel humaniste universel se trouve intégré dans la conception de la citoyenneté et de la nation dont se dotera chaque société particulière.
Notre époque postmoderne procède à la double dissolution de ces deux « instances d’intégration normative et expressive-identitaire », conduisant au double effondrement du politique et de tout idéal culturel, sociétal, national ou civilisationnel, chaque société ne devenant plus qu’un sous-système intégré à la mégamachine du système capitaliste mondialisé.
Cela signifie que l’appartenance à une culture ou à une société concrète ne compte plus puisque, dans le projet néolibéral, seule compte désormais l’adaptation des individus et des anciennes institutions aux diktats de l’économie devenue souveraine. Comme le dit Gaston Miron, « tu disparais dans la densité et le nombre indifférenciés dans l’informe » sans que cela implique plus de « reproduction collective ».
Cela est vrai pour l’ensemble de la vie sociale et explique clairement que l’éducation est elle aussi entraînée dans ce mouvement où, toute référence à un idéal culturel supérieur étant abolie, il ne reste plus qu’à adapter en temps réel l’école aux besoins de l’économie et de la technologie.
Cela signifie notamment que les disciplines qui n’apparaissent pas directement liées au monde unidimensionnel de l’économie seront dévaluées ; on annonçait même récemment que l’intelligence artificielle pourrait, puisqu’elle automatise le langage et la pensée, aller jusqu’à remplacer la profession d’économiste !
Privé d’un rapport signifiant à une communauté politique ou à la culture, l’individu se trouve enfermé dans une existence purement privée où il peut s’imaginer, subjectivement, être mille choses, cependant que, sur le plan objectif, l’ancien sujet est réduit à une impuissance totale face aux mécaniques impersonnelles des systèmes technico-économiques, nouveaux maîtres cybernétiques nous réduisant à l’état d’objet.
L’analyse de Michel Freitag nous conduit ultimement à devoir répondre que non, il ne faut pas adapter coûte que coûte l’éducation à l’économie et à la technologie au détriment du lien qu’elle doit d’abord entretenir avec la culture, les sociétés et les civilisations. Il nous faut donc refuser l’injonction à nous laisser emporter dans l’abstraction du virtuel économique et machinique pour nous réenraciner dans la vie des sociétés concrètes.
Une véritable « lutte de classes » s’annonce entre deux conceptions de l’enseignement, selon que celui-ci part d’une idée humaniste ou technocapitaliste. Pour sa part, la liberté universitaire, selon Freitag, ne doit ainsi plus être définie comme « la liberté de penser à l’abri du monde », mais comme « liberté d’agir dans le monde selon la pensée pour empêcher la déshumanisation du monde, pour promouvoir un monde plus juste ».
Voilà le lieu, l’enracinement à partir duquel il faudrait penser l’avenir de l’éducation et de la société plutôt que de renoncer à y penser pour confier cette tâche aux systèmes automatiques qui proclament la double obsolescence de l’humain et des sociétés, remplaçant toute idéalité par la tyrannie de l’état de fait. Comme le disait Victor Hugo, « l’âme humaine […] a plus besoin encore d’idéal que de réel. C’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe ».
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