Toucher le fond de l’assiette
Votre assiette affiche une petite mine ces temps-ci ? Vous n’êtes pas seuls à tutoyer plus souvent la frugalité. Près de la moitié des Canadiens considèrent que le prix est maintenant le premier facteur à prendre en compte dans le choix des aliments. Et tant pis pour la qualité nutritionnelle, la fraîcheur, la quantité ou même le goût.
Notre relation à la nourriture est affectée par l’attention soutenue que l’on porte aux prix des aliments partis en vrille, observent des experts, qui mettent en garde contre une dévalorisation de ce qui garnit nos assiettes. La recherche des rabais est plus commune, plus organisée aussi, avec l’appui notamment d’applications antigaspillage, comme la québécoise FoodHero, qui connaissent une croissance importante auprès d’un public lui-même plus enclin à choisir des marques moins chères ou à faire ses courses dans des magasins à bas prix.
On le voit aussi dans la réduflation, qui fait qu’une famille ne se partage plus 500 g de ses pâtes préférées, mais bien 454 g, voire moins. Et dans la déqualification également, qui permet de réduire l’apport nutritif d’un produit en changeant subtilement la recette sans en souffler mot. On le voit encore dans ce que nous boudons sur les étals. Dans ces darnes de saumon jadis écoulées en un clin d’œil, désormais boudées jusqu’à perdre leur fraîcheur. Dans la montagne de panettones hors de prix qui affichent leurs soldes d’écartés des festivités dans la grisaille de janvier.
On le voit également dans la multiplication des produits abandonnés dans les allées. La pratique coûte cher aux détaillants, en plus d’ajouter au gaspillage dont nous sommes de tristes contributeurs. Deuxième Récolte calcule que 46,5 % de la nourriture au Canada est gaspillée, que ce soit lors de la transformation, lors de la distribution ou une fois à la maison. Les ménages perdraient ainsi 3872 $ par année.
Une aberration quand on sait que la faim se fait pressante pour un nombre grandissant de Canadiens. Le bilan des banques alimentaires du Canada calcule que le recours à l’aide alimentaire a augmenté de 90 % en cinq ans.
Le malheur, c’est qu’on sait déjà que 2025 n’offrira pas de répit pour alléger le poids croissant du panier d’épicerie sur nos finances. Le Rapport sur les prix alimentaires 2025 a prédit une augmentation globale des prix alimentaires de 3 à 5 %. Pour une famille moyenne de quatre personnes, cela signifie 800 $ de plus pour se nourrir cette année.
Et ce sont là des prédictions prudentes, qui excluent l’ajout de jokers climatiques ou diplomatiques. En vérité, on pensait que le grand dossier de 2025 en alimentation serait l’entrée en vigueur cet été du Code de conduite en matière des produits d’épicerie, que les cinq géants qui accaparent les trois quarts du marché — Loblaw, Sobeys, Metro, Costco et Walmart — ont finalement accepté d’appuyer.
Vrai, les consommateurs comme les transformateurs ou les fournisseurs ont urgemment besoin de cet outil pour insuffler plus de transparence, de prévisibilité et d’équitabilité dans le marché afin de stabiliser, voire de réduire, les prix. Reste que son caractère volontaire déçoit. Il faudra voir à l’usage si un arbitrage sans cadre législatif suffira à mettre de l’ordre dans un milieu que le public dit redouter de plus en plus, selon le Centre canadien pour l’intégrité alimentaire.
Ça, c’était sans compter l’épée de Damoclès que brandissent les États-Unis à l’heure de passer sous la houlette erratique d’un Donald Trump qui menace d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur tout ce qui entre dans son pays par sa frontière nord. Ce serait proprement catastrophique pour le secteur agroalimentaire. Sous Obama, la moitié de nos exportations agroalimentaires étaient dirigées vers les États-Unis. Actuellement, cette proportion frise les 60 %.
À l’inverse, le Canada importe pour 32 milliards de dollars de nourriture des États-Unis. Avec un dollar canadien qui pique du nez face au dollar américain — il a commencé l’année à son niveau le plus bas depuis cinq ans —, il faut se préparer à de nouvelles hausses de prix. D’autant qu’en cinq ans, les prix de gros des denrées alimentaires ont augmenté de près de 40 % de plus au Canada qu’aux États-Unis, minant d’autant nos capacités à affronter la concurrence.
Les conflits qui s’étirent lancinement au Moyen-Orient et en Ukraine pourraient aussi tirer nos factures vers le haut. Idem pour les changements climatiques, dont les effets peuvent être dévastateurs sur certaines récoltes. Pensez au café, au bœuf et à l’huile d’olive, qui ont connu récemment des hausses faramineuses.
Il faut rompre avec l’apathie actuelle. Oui, les périls qui guettent nos assiettes sont complexes. Oui, ils sont aussi nombreux et plusieurs échappent à une intervention directe. Mais ce n’est pas une raison pour se résigner à du simple volontariat. Encore moins pour plier l’échine et accuser les coups en attendant des jours meilleurs qui ne viendront pas de sitôt. Nous mangeons trois fois par jour. Que ces préoccupations ne soient pas sur les lèvres de tous nos élus dépasse l’entendement.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.