Un tiroir-caisse à la place du coeur
Il peut être difficile de suivre le gouvernement caquiste. En matière de lecture, on sait depuis longtemps où loge son coeur. Dès son arrivée au pouvoir, François Legault s’est fait un point d’honneur de multiplier les sorties médiatiques et les programmes destinés à mousser l’appétence littéraire des Québécois de tous les âges.
À raison, lire offre une puissante assurance contre la déprime nationale et l’étiolement de notre langue commune. Si le coeur du gouvernement Legault le sait, sa tête semble penser autrement ces jours-ci puisque les ministères sont appelés à fournir leur part d’efforts au nom de la « saine gestion des finances publiques ». C’est dans ces mots exacts que le ministère de l’Enseignement supérieur a justifié la baisse surprise des achats de livres et de documents imposée aux bibliothèques collégiales.
Le Devoir a minutieusement documenté l’effet domino que ce régime minceur a eu sur les étudiants et les professeurs, mais aussi sur toute la chaîne du livre : libraire, éditeur, écrivain. Il est dévastateur.
Comment ce gouvernement peut-il, en toute connaissance de cause, se résoudre à passer la hache dans un secteur aussi crucial à la fondation et à la cristallisation des habitudes culturelles et linguistiques de tous ces adultes en devenir ?
Au Québec, rappelons-le, un étudiant sur quatre échoue à son premier cours de français au cégep. L’heure n’est pas à l’homéopathie : c’est d’une dose de cheval que ces étudiants ont besoin pour améliorer leurs compétences en français et en littérature.
La formation générale au cégep chancelle. Ses phares que sont la littérature et la philosophie lancent des signaux de détresse si intenses que des experts réclamaient cet été « un chantier national ». Parmi leurs nombreuses recommandations : multiplier les médiations culturelles et faire lire, lire et encore lire les étudiants, en classe et hors classe, avec des oeuvres en accord avec leur présent.
On lit partout que cette génération n’en a que pour ses écrans. On apprend pourtant une chose étonnante dans le dossier des collègues Zacharie Goudreault et Catherine Lalonde. Il appert que la bibliothèque et la librairie, par leur physicalité, leur proximité et leur humanité, restent des lieux de choix pour découvrir des livres. C’est vrai à tout âge, mais plus spécialement chez les internautes branchés de 15-29 ans, qui s’y déplacent dans une proportion de 70 %, selon une enquête de l’Institut de la statistique du Québec publiée en septembre.
L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a par ailleurs produit plusieurs synthèses qui crient la nécessité de leur offrir du répit hors des écrans. Dans l’une d’elles, publiée en 2023, on précise que le multitâche numérique en classe nuit à l’apprentissage des moins de 25 ans. On ajoute que la simple présence du cellulaire en classe peut nuire au fonctionnement optimal de leur mémoire de travail. La solution avancée ? Laisser tomber le support numérique le plus souvent possible au profit du papier et du crayon pour lire et pour prendre des notes en classe.
Ces passerelles essentielles vers le livre devraient être consolidées, pas affaiblies, rappellent des experts comme la professeur Amélie Lemieux dans une lettre au Devoir. Idem pour ce qui a trait à la chaîne du livre, dont les maillons sont fragilisés par les seuils d’investissement surprises imposés aux cégeps. Les librairies agréées québécoises, auxquelles les bibliothèques sont tenues de s’approvisionner, ont vu leurs ventes grevées dans des proportions notables. La disette forcée se fait aussi sentir chez les éditeurs et les écrivains.
De passage à Gatineau en 2022, François Legault se disait convaincu que « plus une société lit, plus elle est éduquée et en bonne santé ». Grand lecteur lui-même, M. Legault a répété sa volonté de faire de la lecture une priorité. Il a d’ailleurs multiplié les aides ponctuelles substantielles en ce sens : là, une campagne de sensibilisation ; ici, des fonds supplémentaires pour acquérir des ouvrages dans les classes du primaire.
Le mot d’ordre donné aux cégeps ne colle pas à sa vision. Le vice-président responsable du regroupement cégep à la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec, Yves de Repentigny, a bien résumé le dilemme : ces coupes ne visent pas les bonnes cibles. « Les livres, c’est la culture. La culture, c’est l’âme d’un peuple. Quand on coupe dans l’âme d’un peuple, on mène le peuple à sa perte. Alors, il faut arrêter de réfléchir avec un tiroir-caisse à la place du coeur. »
L’analogie est dure, mais elle se veut un rappel à l’ordre. Quand vient la nécessité de sortir le couperet, nos politiciens aiment souvent à raviver cette fameuse phrase de Pierre Mendès France : « Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix. » Ce qu’on oublie, c’est que l’homme d’État français n’a pas arrêté là son discours. Gouverner, poursuivait-il, c’est « réduire ici », oui, mais c’est aussi « parfois augmenter » là.
En court : gouverner, c’est prioriser. Au gouvernement maintenant de le faire plus judicieusement dans ce dossier.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.