Sortir du cercle vicieux en itinérance
Mardi, sur le mobilier urbain de la place Simon-Valois, l’impuissance se hurlait en lettres jaunes indignées. « Ici, on meurt », déchiffrait-on sur un des bancs fraîchement tagués sur le coup d’une grande colère. Et pour cause. Dimanche matin, un homme de 55 ans a été retrouvé sans vie sur cette populaire place publique du quartier Hochelaga-Maisonneuve, ses maigres possessions rassemblées autour de lui.
Alors qu’on déplorait en moyenne une vingtaine de décès de sans-abri ces dernières années, le Bureau du coroner en a recensé 72 en 2023. « Vous attendez quoi pour vous réveiller ? » lisait-on sur un tract repéré sur cette même place.
Bonne question. Car on ne peut plus décemment plaider la surprise. Entre 2018 et 2022, le nombre de sans-abri recensés au Québec est passé de 5789 à plus de 10 000. Il faut encore ajouter tous ceux qui échappent au dénombrement, de même que ces « couch surfers » sans adresse fixe, qui squattent d’une connaissance à l’autre dans l’espoir de retomber sur leurs pattes sans avoir à passer par la rue et ses dangers.
Longtemps confiné à la métropole, le mal n’arrête plus de métastaser. La crise est devenue panquébécoise. Le tiraillage entre les municipalités (qui sont unies sur la ligne de front), Québec (qui détient la clé de la plupart des ressources dont les premières ont besoin) et Ottawa (qui s’invite dans la conversation avec ses millions et ses conditions pour enquiquiner le second) n’aide pas.
Les deux pieds dedans, les municipalités ont souvent l’impression d’être les seules à regarder la crise de l’itinérance droit dans les yeux. « Je vais être honnête, j’ai l’impression que nous, les Montréalais, souhaitons que notre premier ministre, François Legault, s’intéresse autant aux gens qui dorment dans la rue [qu’]aux gens qui prient dans la rue », a résumé une Valérie Plante à court de gants blancs.
Jeudi, la mairesse de Montréal a annoncé l’ouverture d’une halte chaleur dans l’ancien hôtel de ville et d’un centre d’hébergement d’urgence au centre-ville. Non sans revenir sur la réticence de Québecà fournir sa part d’efforts dans l’équation, soit offrir des services d’accompagnement et de soins adaptés à l’urgence et à l’ampleur de la situation.
En toute justice, des fonds supplémentaires, Québec en a beaucoup débloqué ces dernières années. Normal, car l’urgent n’attend pas. Mais cette aide offerte par à-coups a surtout favorisé les solutions temporaires : refuges, maisons de transition, haltes chaleur, campements supervisés (ou non) et autres logements modulaires.
Aux commandes de cette barque brinquebalante, le ministre Lionel Carmant a beau écoper furieusement — il affirme avoir réussi à sortir 1000 personnes de l’itinérance dans la dernière année —, le naufrage guette.
Il faut dire que l’itinérance a beaucoup changé. Aux toxicomanes, aux décrocheurs et aux malades abandonnés par le système s’ajoutent maintenant de petits travailleurs évincés, des étudiants, des jeunes de la DPJ ou encore des femmes qu’une trajectoire de violence économique ou physique a poussées dans leurs derniers retranchements.
Les organismes doivent s’adapter sans cesse alors même qu’ils débordent. Or, la qualité des suivis s’en ressent quand il n’y en a plus que pour la survie. Résultat : ce qui devrait être un état temporaire se cristallise tranquillement en un état persistant.
Nous sommes devenus prisonniers d’un cercle vicieux. On intervient ici, on donne un coup de pouce là ; on boude ici, on se désiste là. Mais, ce faisant, on gaspille nos énergies à traiter les symptômes, en oubliant la maladie.
Dans une lettre éloquente publiée dans Le Devoir, François Roy, Benoît Côté et Jessica Soto invitent à rompre avec ce modèle à courte vue qui « gère et entretient la crise et la grande misère ». Ils ont raison. Pour sortir les gens de la rue, il ne suffit pas de bien gérer leur entrée en refuge ou autres solutions temporaires. Il faut aussi et surtout se préoccuper de ce qui les attend à la sortie.
La semaine dernière, Ottawa et Québec ont annoncé une entente très attendue sur une somme de 100 millions de dollars. Il faudra résister à la tentation de jouer les pompiers. Cet argent doit servir à attaquer l’itinérance à la racine. Et pour cela, il faut s’atteler à combattre la pauvreté, l’exclusion, la toxicomanie et les problèmes de santé physique et mentale.
Il faut surtout sécuriser des toits. Toutes sortes de toits.
La crise du logement a démultiplié les expulsions avant que Québec n’impose enfin un moratoire. Le manque de logements sociaux est criant : environ 17 000 ménages sont en attente à Montréal. La maison de chambres, souvent le dernier rempart avant la rue, a maintenant les contours d’une espèce menacée.
Le Québec n’est pas la Finlande, où la politique du « logement d’abord » a fait chuter le nombre de personnes sans domicile de 18 000 à 4000. Mais rien ne l’empêche de faire aussi bien au prix de trésors de concertation.
Les municipalités ont déjà ouvert le dialogue et se sont serré les coudes avec leurs États généraux. À Québec et à Ottawa de faire de même, et avec le même sérieux, pour sortir du cercle vicieux.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.