Se sevrer du privé
Est-ce à force de voir progresser le privé en santé que l’épiphanie leur est venue ? Toujours est-il qu’un même éperon semblait avoir piqué le ministre de la Santé et le Collège des médecins du Québec en début de semaine. Leurs plaidoyers respectifs en faveur d’un régime public raffermi avaient étonné par leur tonus inespéré. C’était sans compter le revirement spectaculaire de Christian Dubé, qui, le mot « sevrage » à peine prononcé mardi, l’a prestement retiré.
C’est qu’il y a privé et privé, dans l’esprit du ministre. Le privé dont il veut se sevrer, c’est le recours à la main-d’oeuvre indépendante (MOI), qui aura coûté 3 milliards de dollars à l’État entre 2016 et 2022, principalement pour des soins infirmiers, de l’aide aux bénéficiaires et de l’inhalothérapie. Pas celui des pharmaciens ou des groupes de médecine familiale (GMF).
Vrai, son bras de fer avec les agences privées qui font leur miel des appétits des hôpitaux pour la MOI est loin d’aller au rythme espéré. La machine résiste si fort que le ministre a dû repousser la date butoir imposée aux établissements en milieu urbain pour rompre avec les agences privées. Ceux-ci auront jusqu’à mars 2025 pour couper les ponts. Les autres, jusqu’en 2026.
En toute logique, le ministre se devait d’accorder une attention, sinon équivalente, au moins minimale, aux glissements vers le privé qui se multiplient aussi chez les médecins. Parmi les 22 479 médecins qui pratiquent au Québec, plus de 775 le font exclusivement au privé, ce qui représente une hausse de 70 % depuis 2020. Sans compter tous ceux qui font des allers-retours entre les deux régimes.
Son idée de serrer la vis aux médecins de famille et aux médecins spécialistes fraîchement diplômés en les forçant à commencer leur pratique dans le réseau public lui a valu l’approbation enthousiaste du Collège des médecins. Il faut dire que c’est auprès des jeunes médecins que les sirènes du privé résonnent le plus fort.
Le ministre Dubé n’a pas précisé le nombre d’années visées par cette mesure, mais le Collège a suggéré une période de cinq à dix ans. Sachant que la formation d’un médecin coûte entre 435 000 $ et 790 000 $ aux contribuables, il y a là un retour d’ascenseur qui se défend sur le plan comptable et qui honore le pacte social liant ces professionnels à la société québécoise.
Cela reste un pari risqué, sachant combien de carcans (AMP, PREM, PEM, alouette !) régissent déjà la pratique médicale. Christian Dubé a souvent pour réflexe de cibler les travailleurs pour donner du muscle à sa refondation. Il aura beau accélérer la distribution des carottes et de bâtons, si le milieu de pratique et ses conditions exécrables ne changent pas, le ministre va continuer de s’agiter en vain.
Sur le terrain, la lente croissance de la capitation — cette méthode de rétribution des soins fondée sur le nombre de personnes couvertes — se poursuit, mais pourrait être poussée plus loin. Le repartage des responsabilités avec les autres professionnels aussi. D’autant que l’argent ne suffit plus à décoincer ce qui s’est encrassé. À preuve, la large majorité des 400 millions destinés à réduire les listes d’attente en chirurgie dort encore dans l’attente que des hôpitaux y pigent.
Car la crise de la santé n’est pas qu’une crise de ressources humaines, c’est aussi une crise de structures viciées, de laquelle découle désormais une crise de valeurs à laquelle il est plus que temps de s’attaquer. Ce n’est pas pour rien que le Collège des médecins plaide pour que « l’expansion du secteur privé en santé soit suspendue immédiatement ». Les données probantes sont claires : le privé n’améliore pas l’accès aux soins de santé ni ne réduit les coûts du système.
L’avis politisé tranche avec l’habituelle réserve du chien de garde de la pratique médicale. N’hésitant pas à bousculer des pratiques qu’il juge problématiques, le Collège condamne l’exemple d’une intervention chirurgicale qui nécessitera, avec le même médecin, plus d’un an d’attente au public, mais un mois au privé moyennant une facture salée. Il critique aussi l’aisance avec laquelle un médecin peut passer du public au privé, et vice versa.
Le Collège, comme le ministre, ne souhaite pas complètement fermer la porte au privé. Il rappelle cependant la nécessité que l’accessibilité aux soins demeure universelle et équitable. Pour éviter tout accroc, il prescrit donc un grand ménage dans les soins privés existants. Québec, dit-il, doit les réguler et les encadrer plus rigoureusement de manière que rien ne les distingue des soins publics à l’avenir : ni honoraires, ni modalités, ni conditions.
À l’heure actuelle, c’est le privé qui négocie ses prix, dicte ses conditions et impose ses limites au public. Il faudrait que ce soit l’inverse, tout le temps et partout. C’est là que le Collège espère voir le ministre s’activer davantage. Et c’est là que Christian Dubé a semblé vouloir aller en annonçant le sevrage du privé, mardi.
L’épiphanie n’a pas tenu. Mais la feuille de route du Collège, elle, tient toujours. Et tous les Québécois auraient avantage à ce que le ministre Dubé la suive dans le fin détail.
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