Sécuriser ses billes
Le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador (T.-N.-L.) étaient condamnés à s’entendre. Qu’ils aient réussi à le faire 17 ans avant la fin des haricots — sans cassure ni fuite — est un tour de force. Que les premiers ministres François Legault et Andrew Furey aient opté pour une entente de principe mutuellement avantageuse ajoute un vernis d’élégance à un pari qui pourrait jouer un rôle clé dans la sécurité énergétique du Québec et la prospérité des générations à venir.
François Legault est revenu en politique animé de la conviction qu’en prenant le volant d’un nouveau véhicule, la Coalition avenir Québec (CAQ), il arriverait à rompre avec l’immobilisme et la courte vue. Réputé impulsif, il a surtout gouverné par à-coups, au gré de vents changeants qui ne lui ont pas encore permis d’imprimer de marques durables. Cette entente lui en donne l’occasion en stabilisant un héritage dont les fruits pourront être récoltés jusqu’en 2075, si tout va comme prévu.
Vrai, le Québec perd gros en abandonnant avant son terme le 0,2 cent par kilowattheure négocié en 1969 alors que son voisin — dont il reste le seul client potentiel — frôlait la catastrophe financière. Neuf milliards de plus iront ainsi dans les coffres de T.-N.-L. au cours des 17 prochaines années. Ces coûteuses années de transition serviront à mettre en place une offre énergétique enrichie par l’aménagement d’une « extension », Churchill Falls-2, la construction d’une centrale au fil de l’eau, Gull Island, de même que l’augmentation de la puissance de la centrale de Churchill Falls.
Ces gigantesques chantiers — on parle d’investissements totalisant 25 milliards pour Hydro-Québec — donneront au Québec beaucoup de latitude énergétique au moment où il en a spécialement besoin. L’électricité venant du Labrador pourrait passer de 4800 MW à 7200 MW. Le tout à un prix moyen de 6 cents le kilowattheure sur 50 ans, une aubaine quand on sait que le plan d’expansion de la société d’État prévoit un coût moyen de 13 cents le kilowattheure pour ses nouveaux projets en territoire québécois.
Des experts et des observateurs ont salué une entente de principe « gagnante-gagnante », qui apportera au Québec et à T.-N.-L. une stabilité dont la valeur n’est pas à minimiser avec un joker aussi vital que la décarbonation dans l’équation.
On se serait tout de même passé des effets de théâtre d’Andrew Furey. Déchirer l’entente de 1969 n’était pas de bonne guerre. Si tel avait été le cas, la Cour suprême aurait donné raison à T.-N.-L. dans ses tentatives d’y mettre la hache avant l’heure. Son refus net d’aborder — aujourd’hui comme demain — la question de la légitimité de la disputée frontière méridionale établie le long du 52e parallèle par le Conseil privé de Londres en 1927 a manqué de classe.
Du tact, il en faudra pourtant des trésors pour attacher les prochaines étapes. L’entente devra être avalisée par l’Assemblée nationale du Québec et l’Assemblée législative de T.-N.-L., mais aussi par les Premières Nations, ce qui pourrait s’avérer plus difficile que de passer une lettre à la poste après un retour au travail forcé des postiers avant Noël. Le champ est miné, politiquement et judiciairement, puisque deux communautés — les Innus d’Uashat mak Mani-utenam et de Matimekush-Lac John — poursuivent depuis des années Hydro-Québec et la société responsable de l’exploitation de Churchill Falls.
Sur X, le chef du Parti québécois ne s’est pas gêné pour s’indigner de l’approche d’un premier ministre Legault qui « s’intéresse davantage à “l’injustice historique” supposément subie par Terre-Neuve qu’à celle réellement subie par le Québec ». C’était de bonne guerre. Souligner le creusement du déficit énergétique québécois depuis l’arrivée au pouvoir des caquistes aussi.
La transaction « balancée » dont s’est félicité le président-directeur général d’Hydro-Québec, Michael Sabia, s’inscrit en effet dans un contexte où pour réussir sa transition énergétique, le Québec estime maintenant avoir besoin d’entre 150 et 200 TWh additionnels. C’est près de deux fois notre capacité actuelle. Que Churchill Falls apparaisse comme une pièce maîtresse dans cet épineux casse-tête tombe sous le sens.
Il y a tout de même quelque chose qui cloche dans le raisonnement voulant que, pour décarboner le Québec, il faille mettre autant de nos billes dans la bonification de notre production énergétique. Les appels des ténors du gouvernement Legault et d’Hydro-Québec en ce sens ne devraient pas avoir pour effet de passer sous silence le fait que le Québec gaspille et surconsomme comme si demain n’existait pas.
Selon une analyse de HEC Montréal, environ la moitié de l’énergie consommée au Québec est perdue et n’apporte aucune valeur à l’économie. Pousser la production tout en sachant qu’on jette de l’énergie par les fenêtres est un non-sens. Si le gouvernement Legault veut procéder à la décarbonation en toute cohérence, c’est là qu’il faudrait aussi le voir s’activer furieusement ces jours-ci. Hélas, le départ de Pierre Fitzgibbon a laissé la CAQ sans chantre de la sobriété et de l’efficacité énergétiques. Il faudra bien que quelqu’un reprenne son bâton de pèlerin.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.