Une ruse habile, mais fragile

Aux grands maux comme le narcissisme suffisent parfois les plus simples remèdes. Parmi eux, une bonne dose de flagornerie. En s’envolant vers Mar-a-Lago, en Floride, pour rencontrer chez lui Donald Trump, sur cette terrasse où ses fidèles l’ovationnent quotidiennement, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a visé juste. Du moins, en attendant la prochaine charge sur les réseaux sociaux de l’imprévisible président désigné.

Car moins d’une semaine après ce voyage éclair d’une délégation canadienne pour flatter sa vanité, Donald Trump n’a pu s’empêcher d’étaler toute sa condescendance. D’abord par le biais du réseau Fox News, qui a relayé, en citant deux sources de son entourage, sa boutade usuelle suggérant à Justin Trudeau de faire du Canada un 51e État américain. Puis, jubilant d’avoir ainsi autant fait parler de lui — surtout en sol canadien —, il en a rajouté en partageant sur son réseau social une image trafiquée de lui-même aux côtés d’un drapeau canadien surplombant un sommet qui se voulait probablement issu des Rocheuses, mais qui s’apparentait plutôt au mont Cervin, en Suisse.

Nul ne s’attendait à ce que Justin Trudeau reparte de Floride exempté d’emblée de cette menace de tarifs douaniers de 25 %. Le premier ministre, accompagné notamment du ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, a cependant mis la table pour les négociations à venir, entre deux bouchées de pain de viande (ou de steak-patates, selon que le compte rendu du repas soit en français ou en anglais).

Le Canada n’est pas le Mexique, a donc martelé la délégation. Et pour cause, le trafic de fentanyl n’y représentait l’an dernier que 0,2 % des saisies de cette drogue meurtrière aux frontières américaines. À peine 1,5 % des migrants irréguliers pénétrant aux États-Unis sont passés par la frontière canado-américaine.

La situation n’est pas au-dessus de toute préoccupation pour autant. La production et l’exportation de fentanyl sont en hausse au Canada, tout comme les traversées de migrants vers le voisin américain (25 000 depuis le début de l’année). Les autorités canadiennes craignent en outre, comme celles du Québec, un nouvel afflux de migrants en sens inverse, qui fuiraient les menaces d’expulsions massives agitées par Donald Trump.

En faisant miroiter au président désigné l’achat éventuel de drones, d’hélicoptères et l’envoi de renforts aux frontières (en nombre, à une date et à un prix encore toutefois inconnus…), Justin Trudeau feint de répondre à ses doléances. Mais ce n’est que lui offrir l’illusion de soutirer au Canada des concessions. L’appel d’offres de la Gendarmerie royale pour l’achat d’une trentaine de nouveaux drones, dont faisait état Radio-Canada, a été publié dix jours avant la menace de tarifs douaniers. Ce sont ses propres frontières qu’Ottawa veut avant tout protéger.

Justin Trudeau pourrait par contre regretter d’écarter le Mexique de ses négociations avec le futur gouvernement Trump. Le front commun d’Ottawa et de Mexico les avait bien servis, lors de la première ronde, face au géant américain.

D’autant plus que la solidarité fait défaut ici aussi. La main tendue de M. Trudeau était bienvenue, lui-même s’étant montré coupable de quelques excès de partisanerie qu’il faut maintenant de part et d’autre mettre de côté.

L’appel a été dans l’ensemble entendu. Même le gouvernement caquiste de François Legault semble avoir remisé sur ce front ses sempiternelles condamnations d’Ottawa.

Seul le chef conservateur fédéral, Pierre Poilievre, s’entête encore à s’enfoncer dans un aveuglement partisan faisant de lui bien plus un chef de l’opposition officielle qu’un premier ministre en attente soucieux des intérêts canadiens, en scandant jour après jour que la frontière est « brisée » et que le gouvernement en a « perdu le contrôle ».

Soutenir l’« équipe Canada » face à Trump ne proscrit évidemment pas toute critique de Justin Trudeau, de son irresponsabilité économique ou de son resserrement trop tardif de la frontière. Le Nouveau Parti démocratique réclame par exemple l’embauche de 1100 agents frontaliers, tandis que le Bloc québécois et le gouvernement du Québec somment les libéraux de détailler leurs solutions préconisées.

Alimenter en revanche les craintes d’une frontière poreuse menaçant la sécurité nationale que brandissent les Américains — et des membres influents de l’équipe Trump — ne fait que contrer la pédagogie perpétuelle que s’efforcent de mener les gouvernements canadiens, libéraux comme conservateurs, depuis le 11 septembre 2001.

Si les stratèges de Pierre Poilievre étaient le moindrement avisés, ils lui rappelleraient qu’il risque fort bien d’hériter, s’il est élu premier ministre, de ces inquiétudes exagérées qu’il s’évertue à cimenter.

Le mandat de Donald Trump n’est même pas encore entamé. La frontière n’est qu’un premier prétexte à sa fixation sur les tarifs douaniers, auquel succéderont les investissements canadiens en défense et la renégociation du libre-échange nord-américain. Cette volatilité appelle non seulement à la maîtrise de soi, mais surtout à ne pas se saboter.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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