La vie au bout d’un clic
Déjà 25 ans depuis l’an 2000. L’équipe éditoriale du Devoir vous propose un regard à la fois caustique et porteur d’espoir, dans la mesure du possible, sur les grands événements et tendances qui ont façonné ce premier quart de siècle. Aujourd’hui : la révolution du cellulaire.
Gaza. Au 451e jour d’un conflit usant et meurtrier. Des Gazaouis agglutinés au sol attendent la recharge de leur téléphone cellulaire autour d’une borne solaire, le soleil étant devenu l’unique source d’électricité fiable. Lorsqu’ils peuvent l’utiliser, ce téléphone les relie les uns aux autres et au monde entier. À quelque 2000 kilomètres de là, des soldats ukrainiens tentent de repérer l’ennemi russe en traquant les signaux cellulaires ; les Russes font pareil. La téléphonie mobile fait désormais partie de l’attirail de guerre.
Depuis le début des années 2000, les possibilités de communication se moulent aux humains, où qu’ils soient, et peu importe le moment de la journée. Le temps a filé depuis l’avènement du premier modèle Motorola de cellulaire (1973), peu discret avec ses 22 cm de long et son kilo pesant dans le sac — impossible d’entrer cet objet dans une poche. Dès 2002, BlackBerry lançait son modèle 5810, suivi en 2007 de l’iPhone d’Apple, qui allait révolutionner le genre. Dans le monde, 4 personnes sur 5 possèdent aujourd’hui un téléphone mobile, avec des disparités d’importance entre les pays développés et sous-développés, note l’Union internationale des télécommunications (UIT).
Avec la révolution numérique, qui a lancé l’ère de la dématérialisation, le rapport au monde a changé de manière draconienne — au point qu’on parle désormais de sobriété numérique, d’état de connexion perpétuelle et d’effets psychosociaux dévastateurs liés à un excès de temps d’écran. Au bout de nos doigts, du réveil jusqu’à l’heure du coucher, la vie se déploie. Les bienfaits de cette dématérialisation sont innombrables, qu’on pense seulement à la quantité de démarches administratives qui désormais s’effectuent dans le confort du foyer, un clic à la fois. En permettant de multiplier les possibilités de la téléconsultation, la télémédecine a permis par exemple d’élargir l’accès aux soins. Même si rien ne pourra remplacer une consultation clinique, dans un univers où l’accès aux médecins de famille chancelle, force est d’admettre que cet outil de consultation virtuelle a permis des avancées.
Alors que le monde entier subissait les premières vagues de la pandémie de COVID-19, le télétravail a également fleuri un peu partout. Au Devoir, à la fin de mars 2020, lorsque le premier ministre François Legault a imposé un premier confinement, l’ensemble des employés a réussi l’exploit de poursuivre illico les activités de production de notre quotidien tout en demeurant à la maison. Rien de tel n’aurait été possible à peine quelques années auparavant, mais la maturité numérique contemporaine l’a permis. Cette pratique de connexion maison-bureau à distance est bien ancrée dans les mœurs, mais la tendance est à la baisse : Statistique Canada rapportait l’été dernier que 15 % des Canadiens effectuaient la plupart de leurs heures de travail à domicile, malgré la fin de la crise sanitaire.
La révolution numérique a consacré d’immenses fractures entre les nantis et les plus vulnérables d’entre tous. L’UIT calcule qu’en 2024, 68 % des populations mondiales avaient accès à Internet — ce chiffre monte à 93 % dans les pays développés, et descend à 27 % dans les pays en voie de développement. Au bout des réseaux numériques se trouve l’accès au savoir, à l’éducation, au marché de l’emploi. Nos progrès collectifs ne devraient pas se mesurer seulement à l’aune de nos avancées technologiques, mais bien à notre capacité de permettre à toutes les populations d’accéder à ces savoirs essentiels.
Pas de révolution sans excès : dans cette course au tout-numérique, perdrons-nous notre santé mentale ? Les abus d’écran ont des effets néfastes chez les tout-petits et peuvent entraîner les jeunes dans des spirales d’anxiété préoccupantes. Au point que le téléphone cellulaire est interdit en classe au Québec depuis un an, notamment pour contrer des effets néfastes sur l’apprentissage ou le phénomène encore hélas répandu de cyberintimidation. Une commission parlementaire transpartisane se penche actuellement au Québec précisément sur « les impacts des écrans et des réseaux sociaux sur la santé et le développement des jeunes » : c’est dire le caractère urgent de cette dérive.
On oublie aussi parfois les répercussions de notre connectivité perpétuelle sur l’environnement. Au Québec, Hydro-Québec évalue que la pollution numérique — le téléchargement, le stockage et le partage des données numériques — est la cause de 4 % des émissions de gaz à effet de serre. À elle seule, la lecture en continu de vidéos compte pour 60 % du trafic sur le Web dans le monde et produit 1 % des émissions de gaz carbonique. Tant pour la santé des humains que pour celle de la planète, les populations seront invitées à profiter judicieusement des bienfaits inéluctables du numérique tout en faisant preuve d’une certaine sobriété.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.