La relance du religieux

Déjà 25 ans depuis l’an 2000. L’équipe éditoriale vous propose un regard à la fois caustique et porteur d’espoir sur les grands événements et tendances qui ont façonné ce quart de siècle. Aujourd’hui : la place du fait religieux.

Le Québec moderne s’est défini par sa mise à distance de l’Église. Au point d’en faire, sur ce continent et dans le monde, le fait d’une exception, celle d’irréductibles tenants d’une laïcité qui, pour reprendre une inusable formule de saison, « résiste encore et toujours ».

Les 25 dernières années auront testé la solidité de nos convictions tricotées serrées, non sans mettre à mal les mailles de notre tissu social. En 2006, la crise des accommodements raisonnables allumera un brasier tel qu’il faudra une commission Bouchard-Taylor pour l’apaiser. Des cendres naîtra en 2019 la Loi sur la laïcité de l’État, qui nous vaut, encore à ce jour, les critiques dédaigneuses du rest of Canada, Justin Trudeau en tête.

C’est pourtant dans ses lignes que se trouvent nos meilleurs atouts pour affronter ce qui s’annonce comme une nouvelle crise du religieux. L’année 2024 aura sonné la fin d’une certaine naïveté. Par le scandale de l’école Bedford (et d’une poignée d’autres), les Québécois se sont familiarisés avec la notion d’entrisme islamique, une forme d’infiltration contre laquelle ils se croyaient immunisés. Le vaccin existe, mais il aurait fallu que les parties impliquées, l’école en premier lieu, l’administrent à temps, ce à quoi elles ont échoué.

François Legault a été prompt à servir un avertissement senti aux islamistes, mais d’autres formes de dérives religieuses peuvent malmener notre laïcité et les valeurs qui y sont attachées.

La pandémie a donné une voix et une cause à une frange de croyants endurcis, qui ne se seraient pas liés sans le ciment du mouvement complotiste. On le voit dans la vigueur renouvelée du mouvement contre l’avortement ici même au Canada, tel qu’il est disséqué dans le documentaire La peur au ventre et dans l’admirable balado Avortement. Un pays pas comme les autres. Ne minimisons pas non plus l’effet des dérives fondamentalistes et libertariennes américaines sur nos débats identitaires.

D’autant que dans le monde, la religion tient une place prépondérante dans plusieurs conflits majeurs. Pensez à l’affirmation d’espaces géopolitiques, comme au Moyen-Orient, ou idéologiques, comme en Russie, où la propagande nationale travaille de concert avec une Église orthodoxe qui a le vent en poupe. Sans oublier les persécutions croissantes dont font les frais des minorités religieuses. Pensez aux yézidis en Irak, aux Rohingyas musulmans au Myanmar ou encore aux chrétiens en Corée du Nord.

Depuis le confort relatif de nos bulles occidentales, on imagine à tort que le détachement du religieux va se poursuivre lentement, mais sûrement, pour le meilleur des mondes. Des projections du Pew Research Center suggèrent au contraire que la part de la population adhérant à une religion est appelée à augmenter à l’échelle mondiale.

D’ici 2060, le « fact tank » américain anticipe que les chrétiens resteront le groupe religieux le plus important, que l’islam connaîtra la croissance la plus rapide tandis que les populations hindoue et juive resteront stables. Le plus important recul sera accusé par les agnostiques, athées et autres personnes n’adhérant à aucune religion dans la conduite de la vie quotidienne.

Malraux, à qui on a fait dire que le « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », aurait-il donc eu raison, bien malgré lui ?

S’il a renié la paternité de cette sentence, l’auteur de La condition humaine n’a pas moins réfléchi longuement aux effets de vivre pour la première fois « dans une civilisation qui, à la question “qu’est-ce que les gens font sur la Terre ?”, répond : “Je ne sais pas” », rappelle le sociologue Jean-Louis Loubet del Bayle, dans un texte paru dans Argument qui n’a pas pris une ride.

C’est à cheval sur cette ligne de fracture entre sécularisation assumée et réaffirmation du sentiment religieux qu’il nous faudra attaquer le prochain quart de siècle. Plus éloignés de Dieu, d’Allah et de Yahvé que tout autre groupe du continent, les Québécois n’échapperont pas à la nécessité de déployer des trésors de finesse pour trouver le juste équilibre.

Quand elle marche main dans la main avec une accentuation du communautarisme, la montée du fait religieux peut s’accompagner d’une dévalorisation des savoirs scientifiques et d’un fléchissement des droits de la personne contre laquelle il faudra s’élever farouchement. À l’inverse, il ne faudrait pas négliger le besoin humain de s’attacher à plus grand que soi. Toute sortie de religion vient avec sa part de désenchantement, capable de nourrir aussi bien une revanche de dieu qu’un nihilisme mortifère.

À cet égard, il y a beaucoup de sagesse à puiser du côté de l’immense Edgar Morin. À 103 ans, cet « incroyant radical » autoproclamé confiait au Point, plus tôt cette année, cultiver une « foi fraternaire » qui place l’humain comme « un atome dans le destin de l’humanité ». Ce faisant, le sociologue et philosophe nous ramène à la nécessité de « faire société ». Ce qui rend plus nécessaire que jamais l’impératif de fortifier les repères de notre vivre-ensemble.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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