Le trumpisme en continu
La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis marque à la fois le triomphe et la déroute de la démocratie américaine. Triomphe, car l’autocrate en chef de la Maison-Blanche a réalisé l’exploit de remporter sa primaire contre des adversaires robustes (contrairement à Kamala Harris), de balayer le collège électoral, de remporter le vote populaire et de reprendre le contrôle du Sénat et fort probablement de la Chambre des représentants. Déroute, puisque les électeurs ont remis leur destin entre les mains d’un homme animé d’une inébranlable volonté de subvertir les institutions démocratiques à des fins de vengeance et d’élargissement de ses prérogatives.
Au diable la rhétorique ronflante sur l’efficacité du principe des freins et contrepoids imaginés par les « pères fondateurs » — les fameux checks and balances. Ce système sera irrémédiablement à court d’un antidote contre les populistes de son genre, animés d’une soif de centralisation des pouvoirs. L’autocratie est le modèle de gouvernance par excellence de ce « génie stable » autoproclamé, ne l’oublions pas.
Ces checks and balances retrouveront peut-être de leur superbe dans deux ans, lors des élections de mi-mandat, ou dans quatre ans, avec l’élection d’un nouveau président.
Trump n’est pas le premier populiste démagogue à s’emparer de la Maison-Blanche. Il est cependant le seul à le faire avec un dossier criminel pour fraude à son actif, le seul à avoir nié les résultats d’une élection au point d’inciter une insurrection. Il aura les coudées franches pour au moins deux ans, avec de l’expérience et une jolie brochette de conseillers serviles pour remodeler l’État à sa main. La Cour suprême lui aura facilité la tâche en inaugurant l’ère de la présidence impériale dans un récent arrêt sur l’immunité judiciaire partielle d’un président pour les gestes qu’il commet dans l’exercice de ses fonctions. Les illuminés du Projet 2025, investis de la mission de mettre la fonction publique au pas du programme néoconservateur, lui fourniront les vassaux nécessaires à ses ambitions.
L’élection marque un changement fondamental. Depuis ses origines, la démocratie américaine est aux prises avec le dilemme existentiel que le philosophe et révolutionnaire Thomas Paine avait résumé par le choix entre un gouvernement des hommes et un gouvernement des lois. Le 5 novembre 2024, les électeurs ont couronné un homme vil et mesquin, complètement déjanté et d’une tolérance extrême pour les paroles misogynes, racistes et complotistes venant de sa base.
Les démocrates ont couru à leur perte, Joe Biden le premier, en refusant d’admettre à la veille des primaires qu’il n’avait pas le souffle pour un deuxième mandat. Lancée trop tard dans la mêlée, Kamala Harris n’a pas été en mesure d’articuler son programme, coincée entre la célébration de l’héritage politique de Biden (et le sien) et sa répudiation. Les démocrates ont récolté environ 12 millions de voix de moins qu’en 2020. Ce ressac est aussi le résultat de leur stratégie.
De toutes les analyses postélection produites à ce jour, celle du sénateur progressiste Bernie Sanders, réélu au Vermont, demeure l’une des plus dévastatrices, car il parle en toute connaissance de gauche, pour ainsi dire. Le socialiste reproche au Parti démocrate d’être devenu « un parti de politiques identitaires » alors que la vaste majorité du pays appartient encore à la classe ouvrière.
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Le chroniqueur du New York Times David Brooks brosse un portrait similaire lorsqu’il affirme que les démocrates avaient un seul travail : combattre les inégalités qu’ils avaient sous les yeux et qu’ils ont ignorées. Oui, c’est encore l’économie, stupid ! Bill Clinton l’avait compris. Son épouse, Hilary Clinton, et Kamala Harris, toutes deux écrasées par Trump dans la région du Rust Belt, n’ont pas su articuler un discours économique susceptible de rallier les laissés-pour-compte de la mondialisation et la désindustrialisation.
L’élection présidentielle de 2024 était une affaire de classes sociales et non d’identité. Les républicains ont saisi l’humeur massacrante du moment, et leurs appuis ont progressé dans des segments inattendus : chez les Latino-Américains, les membres des Premières Nations, les Noirs, les jeunes, les citoyens urbains et scolarisés.
Donald Trump a su exploiter et canaliser la rage avec une telle ampleur qu’il faut se rendre à l’évidence. Le trumpisme n’est pas un accident de l’histoire, c’est un acte de refondation des États-Unis reposant sur une absence totale de base factuelle commune pour le dialogue, ce qui rend la tâche insurmontable pour la reconstruction du Parti démocrate. La vérité « alternative », le mensonge, la diabolisation de l’adversaire et le sentiment de persécution sont libres d’asphyxier le débat démocratique.
Le destin est d’une cruauté cynique. Ce sont en bonne partie les politiques républicaines sous Ronald Reagan et sous George W. Bush qui ont accéléré la cadence du néolibéralisme et les réformes fiscales à l’avantage des plus riches, sonnant par le fait même le glas de la classe ouvrière et des moins nantis.
C’est encore eux qui feront les frais des prochains errements du trumpisme, et ils en redemandent.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.