Petite enfance, grande indifférence
Que nous dit une société dans laquelle les éducatrices en petite enfance voient leur sort s’améliorer en allant travailler dans les magasins à grande surface ? Probablement que la petite enfance occupe une part négligeable dans ses priorités nationales.
Chaque jour, une dizaine d’éducatrices québécoises quittent leur profession pour gagner un meilleur salaire et avoir des conditions de travail plus acceptables, nous apprenait Radio-Canada mardi. Elles se retrouvent au Costco, notamment, mais aussi, pour beaucoup, à travailler comme aides à la classe ou éducatrices dans les écoles (qui en ont bien besoin, là n’est pas la question).
Après, on s’étonne qu’une menace de grève plane dans les centres de la petite enfance (CPE). Il faudrait plutôt s’alarmer du fait que ces désertions évitables ne sont pas sans conséquence sur la santé de nos services de garde. Ceux-ci luttent déjà à armes inégales avec la concurrence des employés d’agences de placement. Pareille hémorragie est coûteuse dans tous les sens du terme.
En mai dernier, la vérificatrice générale constatait que la qualité de nos services de garde était en chute libre. Il y a quelques jours, l’Observatoire des tout-petits relevait que, de 2017 à 2023, la proportion de personnel éducateur considéré comme qualifié est passée de 86,7 % à 75,5 % dans les CPE et de 77,8 % à 62,3 % dans les garderies subventionnées.
Ce qui se passe dans nos milieux de garde intéresse si peu nos décideurs que même la sélection des enfants selon l’appartenance à une communauté religieuse ou ethnique dans le processus d’attribution des places — à l’encontre de la Loi sur les services de garde, mais avec la bénédiction du ministère de la Famille, nous apprenait La Presse — aura échappé à leurs radars durant des années.
Si au moins tout allait pour le mieux dans les autres sphères de la vie de nos tout-petits. Hélas, le portrait que fait l’Observatoire des environnements dans lesquels ils grandissent comporte une pléthore de données préoccupantes. On y apprend par exemple qu’en 2022, le quart des parents d’enfants de 0 à 5 ans considéraient qu’ils n’avaient pas les moyens de subvenir aux besoins de base de leur famille, soit l’alimentation, le logement et les vêtements.
La même proportion disait vivre dans des logements inadéquats, parce que trop petits, trop chers ou en mauvais état. On relève qu’un enfant de la maternelle sur six vivait dans un logement où l’on avait trouvé au moins une forme de nuisance (moisissure, mauvaises odeurs, insectes ou rongeurs). Près de 20 % des jeunes familles disaient être aux prises avec une situation d’insécurité alimentaire. Le quart (25,8 %) affichaient un niveau de stress parental élevé.
Or, le cerveau des jeunes enfants est sensible et malléable. Plus ils accumulent de vulnérabilités à cet âge critique, plus leur développement risque d’être compromis. Certaines conséquences pourront les suivre jusqu’à l’âge adulte. Par exemple, chaque facteur de risque supplémentaire augmente de 68 % le risque de ne pas obtenir un diplôme d’études secondaires, lit-on dans ce portrait de 160 pages.
La vulnérabilité de nos enfants a aussi souvent été mise en lumière par la directrice régionale de santé publique de Montréal. Dans son rapport de l’état de santé et du développement des Montréalais âgés de 0 à 12 ans déposé le mois dernier, elle note que des inégalités de santé « importantes » persistent ou même augmentent entre les enfants des quartiers défavorisés et ceux des milieux mieux nantis.
On connaît pourtant les solutions à ces maux : un filet social resserré, des milieux de garde et d’aide en santé, des soins au bon moment et à la bonne intensité, de la prévention partout où il en faut. Mais on ne les met pas à exécution.
Et pourquoi le ferait-on ? Que ce soit ici, dans le ROC, chez notre voisin du Sud ou de l’autre côté de l’Atlantique, l’indifférence à l’égard des misères des tout-petits n’a d’égal que le refus d’en prendre la pleine mesure chez ceux qui nous gouvernent. À preuve, tous les rapports cités plus haut ont eu peu d’écho dans un espace public saturé pour l’essentiel de combats de coqs politiques.
Dans une lettre au Devoir parue le 20 novembre, Journée mondiale de l’enfance, l’Association des pédiatres du Québec constatait que « les décideurs continuent de sous-estimer la vulnérabilité de la population infantile ». C’est une grave erreur. Cessons de nous illusionner en nous disant que nous pourrons rattraper nos errances et nos manquements plus tard. C’est faux. Arrêtons surtout de faire du bien-être de nos petits la responsabilité de leurs seuls parents.
Nous avons une responsabilité collective à embrasser avec plus d’assurance et d’aplomb. Plusieurs voix se sont d’ailleurs élevées cette semaine pour revendiquer l’adoption d’une Charte des droits de l’enfant, comme réclamée — en vain — par la commission Laurent. Dotée d’un pouvoir de contrainte autant que d’un pouvoir de concertation tous azimuts, cette charte constituerait une réponse cohérente et durable au droit de l’enfant d’évoluer dans une famille et un environnement sécuritaires et bienveillants.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.